C’était une guerre sourde, une guerre silencieuse, où nous perdions des batailles avant même de savoir qu’elles avaient été engagées. Les armes classiques ne servaient à peu près à rien, sinon à maintenir l’ordre dans la zone jaune devenue un double no man’s land allant des forêts canadiennes au désert du Mexique. Toute cette région restait entièrement déserte pendant la journée ; seules nos patrouilles la parcouraient. La nuit, nos troupes se repliaient et les chiens arrivaient – les chiens et bien d’autres choses encore !
L’unique bombe atomique utilisée au cours de toute la guerre fut lancée sur une soucoupe volante qui avait atterri près de San Francisco, au sud de Burlingame. La destruction de l’astronef était conforme aux principes stratégiques qui avaient été arrêtés, mais ces principes mêmes furent violemment critiqués par certains qui estimaient qu’il eût mieux valu la capturer pour l’examiner à loisir. Je dois dire que mes sympathies personnelles allaient à ceux qui préféraient tirer d’abord et examiner après.
Quand la dose de « tempus » qui m’avait été administrée eut cessé d’agir, la situation des États-Unis m’apparut comme infiniment pire que je ne l’avais jamais imaginée, même à Kansas City. Notre pays était sous la Terreur. L’ami tuait l’ami, la femme dénonçait le mari. Le bruit courait-il qu’une créature avait été repérée qu’une foule se rassemblait aussitôt, prête à tous les lynchages. Frapper de nuit à la porte d’une maison était s’exposer à recevoir une rafale de mitraillette. Les honnêtes gens restaient chez eux. La nuit, seuls les chiens sortaient…
Le fait que la plupart des rumeurs relatives à la découverte de larves fussent sans fondement ne les rendait pas moins dangereuses. Ce n’était pas par exhibitionnisme que les gens préféraient souvent la totale nudité aux vêtements plus que discrets autorisés par le plan « Bain de soleil ». Tout vêtement, si léger fût-il, attirait des regards soupçonneux – et ce genre de soupçon s’exprimait facilement d’une manière définitive. Personne ne portait plus les fameuses cuirasses protectrices car les larves les avaient copiées et s’en étaient servies presque aussitôt. Il y avait eu l’incident de Seattle. Une femme qui ne portait en tout et pour tout que des sandales et un sac à main avait été repérée par un vigilant. Il avait apparemment développé un flair spécial pour dépister les larves ; quoi qu’il en soit, il avait suivi la femme et avait remarqué qu’elle gardait toujours son sac dans la main droite, même quand elle l’ouvrait pour prendre de la monnaie…
Elle s’en tira, car il se contenta de lui sectionner les bras à la hauteur du poignet, et elle put sans doute se faire greffer une autre main. Les pièces de rechange de cette nature ne manquaient pas ! La larve elle aussi était encore en vie quand le vigilant ouvrit le sac – mais elle ne le resta pas longtemps.
La drogue avait cessé d’agir quand je vis la bobine relatant cet incident. J’en parlai à l’infirmière. « Ne vous tracassez pas, me dit-elle. Ça ne sert à rien. Et maintenant pliez les doigts de votre main droite, je vous prie. »
J’obéis pendant qu’elle aidait le médecin à pulvériser de la peau synthétique sur mes mains. « Portez des gants pour tout travail manuel, me recommanda-t-il, et revenez me voir la semaine prochaine. »
Je le remerciai et me rendis au bureau des Opérations. J’avais d’abord cherché à voir Mary, mais elle était fort occupée au service de Cosmétique.
CHAPITRE XXV
« Ça va, les mains ? me demanda le Patron.
— Ça ira. Ils m’ont mis de la peau artificielle pour une semaine. Demain on me greffera un bout d’oreille. »
Il parut agacé. « La greffe n’aura pas le temps de prendre. Il faudra que le service de Cosmétique t’en arrange une fausse.
— Peu importe l’oreille, lui dis-je. Ça ne vaut pas la peine de m’en faire coller une fausse. Il faut que je me déguise ?
— Pas exactement. Maintenant que tu es bien au courant, que penses-tu de la situation ?
— Pas fameuse, dus-je avouer. Tout le monde se méfie de tout le monde… Autant vaudrait être en Russie !
— Oui… À propos, est-ce qu’à ton avis, il serait plus facile de pénétrer en Russie et d’y organiser un réseau de surveillance que d’en faire autant en zone rouge ? Que préférerais-tu ? »
Je le regardai d’un œil méfiant.
« Ça, ça cache quelque chose ! Vous n’avez pas l’habitude de laisser vos agents choisir eux-mêmes leurs missions.
— Je te demande ton avis, en tant que spécialiste.
— Hum… Je n’ai pas assez de données précises. Les larves ont-elles infesté la Russie ?
— C’est justement ce qu’il faut que je découvre. »
Je compris tout à coup que Mary avait raison : les agents secrets ne devraient pas se marier.
« À cette époque de l’année, dis-je, il me semble qu’il faudrait y entrer par Canton. À moins que vous n’envisagiez un parachutage…
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’aie envie de t’y envoyer ? Il serait plus commode et plus rapide d’obtenir le renseignement de la zone rouge.
— Hein ?
— Certainement. Si l’infestation s’est répandue en dehors de notre continent, les envahisseurs de la zone rouge doivent le savoir. Pourquoi faire le tour de la moitié du globe pour le découvrir ? »
Je mis au rancart l’idée qui m’était venue de me transformer en marchand hindou voyageant avec sa femme, et réfléchis à ce qu’il me disait. Ce n’était pas impossible…
« Mais comment diantre pénétrer en zone rouge, maintenant ? demandai-je. Je ne vais pas me coller une fausse larve en plastique entre les omoplates. Je me ferais repérer la première fois qu’on m’appellerait en conférence directe.
— Pas de défaitisme ! Quatre agents ont déjà pénétré là-bas.
— Et ils en sont revenus ?
— Ma foi, non… pas exactement…
— Vous trouvez qu’il est temps de faire des compressions de personnel sur mon dos ?
— Je crois que tes collègues n’ont pas suivi la bonne tactique.
— Évidemment !
— Ce qu’il faut, ce serait les convaincre que tu es un renégat. Tu as une idée ? »
Les idées que j’avais étaient trop violentes pour que je pusse les exprimer décemment. Je finis pourtant par éclater. « Vous ne pourriez pas me faire commencer par quelque chose de plus facile ? Un rôle de marlou panaméen, par exemple ? Ou d’étrangleur sadique ? Il faut bien que je me mette dans l’ambiance…
— Ce n’est pourtant pas sorcier, dit-il. Il y a peut-être des difficultés pratiques, mais…
— Pouah !
— … Mais tu dois pouvoir t’en tirer. De tous mes agents, tu es celui qui a le plus d’expérience de leurs mœurs. À part ta petite brûlure aux doigts, tu dois être retapé maintenant… À moins que nous ne te parachutions au-dessus de Moscou et que tu voies directement de quoi il retourne là-bas. Penses-y, mais sans t’énerver. Nous avons un jour ou deux devant nous.
— Merci ! Trop aimable. »
Je changeai de sujet.
« Et Mary ? Que comptez-vous en faire ?
— Occupe-toi donc de tes affaires.
— C’est ma femme, tout de même.
— Je sais.
— Ça alors ! Et vous ne me présentez pas vos vœux ?
— Il me semble, dit-il lentement, que tu as déjà eu toute la part de chance qu’un homme est en droit d’attendre ici-bas. Enfin je t’offre toujours ma bénédiction pour ce qu’elle vaut.
— Ah !… Ma foi, merci quand même. »
Je ne suis pas rapide. Jusqu’à ce moment, je n’avais jamais imaginé que le Patron était peut-être pour quelque chose dans le fait que nos permissions à Mary et à moi aient si opportunément coïncidé. « Écoutez, papa, dis-je.