Nous nous trouvions dans une petite pièce ovale ; de là, nous rampâmes dans un tube d’environ un mètre cinquante de diamètre qui semblait s’enfoncer dans les entrailles de l’astronef et brillait sur toute sa surface d’une lueur rougeâtre.
Une odeur bizarre et assez troublante, rappelant un peu celle du gaz des marais flottait dans le tube ; elle était mélangée à la puanteur des larves mortes. Ce fait, joint au reflet rougeâtre et à l’absence totale de sensation calorifique, quand je posais la paume sur les parois du tube, me donnait la désagréable impression de ramper dans les entrailles d’un monstre d’un autre monde, bien plutôt que dans l’intérieur d’une machine inconnue.
Le tube se séparait en deux branches, comme une artère. Ce fut à cet embranchement que nous découvrîmes notre premier androgyne titanien. Il (appelons-le « il » pour plus de commodité) était étendu sur le dos comme un enfant endormi, la tête calée sur son parasite. Un semblant de sourire flottait sur sa petite bouche pareille à un bouton de rose. Je ne réalisai pas tout de suite qu’il était mort.
Au premier abord, les similitudes existant entre les Titaniens et nous sont plus frappantes que les différences, mais c’est parce que nous imprimons sur ce que nous voyons les caractéristiques mêmes que nous nous attendons à y voir. Prenez par exemple la petite « bouche » de cet être : pouvais-je me douter que c’était un organe qui chez eux ne servait qu’à la respiration ?
Pourtant, malgré certaines ressemblances fortuites entre les Titaniens et nous, dues surtout au fait qu’ils ont quatre membres et une protubérance semblable à une tête, nous ne leur ressemblons pas plus qu’une grenouille-bœuf ne ressemble à un petit chien. Cependant leur aspect général n’est pas désagréable et reste vaguement humain. Ils me faisaient penser à des elfes ; c’étaient les elfes des lunes de Saturne.
En voyant le petit être, j’avais tiré mon pistolet. Le Patron se retourna. « Ne t’affole pas, me dit-il. Il est mort. Ils sont tous morts, étouffés par l’oxygène de notre atmosphère quand le tank a démoli leur écluse. »
Je tenais toujours mon pistolet à la main. « Je vais brûler la larve, insistai-je. Elle vit peut-être encore. »
Elle n’était pas recouverte de la carapace que nous avions maintenant pris l’habitude de leur voir et sa nudité ne la rendait que plus hideuse.
Le Patron haussa les épaules. « Comme tu voudras, mais elle ne peut pas te faire de mal. Cette espèce-ci ne peut pas vivre sur un porteur respirant de l’oxygène. »
Il enjamba le petit cadavre, ce qui m’aurait empêché de tirer même si j’en avais eu envie. Mary n’avait pas sorti son arme de son étui, mais elle s’était blottie contre moi. Elle respirait à petits coups pressés. Le Patron s’arrêta. « Vous venez Mary ? » dit-il sans impatience.
Elle parut étouffer. « Allons-nous-en, haleta-t-elle. Sortons vite d’ici.
— Elle a raison, dis-je. Ce n’est pas à trois que nous pourrons faire du travail utile. Il faudrait toute une équipe de chercheurs et des masses de matériel. »
Il ne m’écouta pas. « Il le faut, Mary, insista-t-il. Vous le savez bien. C’est de vous que j’ai besoin et de personne d’autre.
— Pourquoi ça ? » demandai-je avec colère.
Il ne paraissait toujours pas entendre. « Alors, Mary ? » répéta-t-il.
Du plus profond d’elle-même, elle mobilisa toutes ses réserves de courage. Sa respiration redevint normale, ses traits se détendirent, et elle rampa par-dessus l’elfe et son parasite avec la sérénité d’une reine montant à l’échafaud. Je la suivis maladroitement, gêné que j’étais par mon pistolet, en m’efforçant de ne pas frôler le cadavre.
Nous arrivâmes enfin dans un vaste compartiment qui était vraisemblablement le poste de direction. Il contenait un grand nombre de petits elfes, mais tous étaient morts. Sa surface intérieure était creusée de cavités et piquetée de lumières beaucoup plus brillantes que la lueur rougeâtre du tube. L’espace libre était meublé d’appareils suspendus en feston aux parois et qui n’avaient pas plus de signification intelligible pour moi que les circonvolutions d’un cerveau humain. De nouveau je me laissai effleurer par l’idée (complètement erronée) que l’astronef était en réalité un organisme vivant.
Sans s’arrêter, le Patron se coula dans un autre tube dont les parois brillaient de la même lueur rougeâtre que le précédent. Nous en suivîmes les détours jusqu’à un endroit où il s’élargissait pour atteindre un diamètre d’environ trois mètres. Le « plafond » était assez haut pour nous permettre de nous tenir debout. Mais ce n’est pas là ce qui nous frappa le plus ; nous constatâmes en effet que les parois avaient cessé d’être opaques.
De chaque côté de nous, derrière des membranes transparentes, nous pouvions apercevoir des milliers et des milliers de larves nageant, flottant, se tordant dans une sorte de fluide qui les soutenait. Chaque réservoir irradiait une lueur diffuse qui lui était propre et je pouvais en distinguer le fond à travers la masse palpitante. J’avais envie de hurler.
Je tenais toujours mon pistolet mais le Patron se hâta de placer sa main devant mon arme. « Non ! lança-t-il. Tu ne vas pas nous lâcher ça dans les jambes ! Nous en aurons besoin. »
Mary regardait comme moi, mais elle était trop calme. Je doute qu’elle ait eu sa pleine conscience, au sens strict du mot. Je la regardai, je regardai encore une fois les parois de ce fantomatique aquarium. « Sortons vite d’ici s’il en est encore temps, dis-je avec insistance, et lâchons une bombe atomique là-dessus.
— Non, me dit tranquillement le Patron. Il y a encore autre chose à voir. Viens. »
Le tube se rétrécit de nouveau, puis s’élargit encore une fois. Nous nous trouvâmes dans un compartiment un peu plus petit que le précédent. De nouveau, nous voyions des murs transparents ; de nouveau des êtres flottaient derrière.
Je dus y regarder à deux fois pour parvenir à croire au témoignage de mes sens.
Derrière la paroi, flottant sur le ventre, je reconnus le cadavre d’un homme, d’un véritable humain, d’un homme de notre planète, âgé de quarante ou cinquante ans. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine et ses genoux repliés sur son ventre, comme s’il dormait.
Je l’observai, l’esprit parcouru de pensées terrifiantes. Le cadavre n’était pas seul ; il y en avait d’autres à côté de lui, hommes, femmes, jeunes et vieux. Mais celui que j’avais vu le premier retenait particulièrement mon attention. J’étais certain qu’il était mort ; l’idée ne me serait pas venue de penser autre chose. Mais au même moment je vis sa bouche s’agiter faiblement – et je regrettai qu’il ne fût pas mort…
Mary errait dans le compartiment comme une femme ivre – non, pas vraiment ivre, mais soucieuse, ahurie. Elle allait d’une paroi à l’autre, cherchant à percer de son regard les profondeurs glauques tout encombrées de corps humains. Le Patron ne regardait qu’elle. « Eh bien, Mary ? dit-il doucement.
— Je ne les vois pas », dit-elle d’une voix pitoyable de petite fille grondée.
Elle courut de l’autre côté.
Le Patron lui saisit le bras. « Vous ne les cherchez pas au bon endroit, dit-il énergiquement. Retournez là où ils sont. Vous vous souvenez ?
— Je ne peux pas me souvenir ! gémit-elle.
— Il le faut. C’est le plus grand service que vous puissiez leur rendre. Il faut que vous retourniez là où ils sont et que vous les cherchiez. »
Elle ferma les yeux. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle haletait et paraissait prête à étouffer. Je m’interposai entre elle et le Patron.
« Assez, criai-je. Qu’est-ce que vous lui faites donc ? »