Il me repoussa. « Non, mon petit, murmura-t-il d’une voix dure ; ne te mêle pas de ça. Tu ne dois pas t’en mêler.
— Mais…
— Non ! »
Il lâcha Mary et m’entraîna vers la sortie. « Toi, reste là. Si tu aimes ta femme, si tu hais nos envahisseurs, ne te mêle pas de ça. Je te jure que je ne lui ferai pas de mal.
— Mais qu’allez-vous faire ? »
Il m’avait déjà tourné le dos. Je restai immobile, bien à contrecœur, mais sans oser me mêler d’une question que je ne comprenais absolument pas.
Mary s’était laissée tomber sur le sol ; elle se tenait accroupie comme une enfant, le visage caché dans ses mains. Le Patron s’agenouilla et lui toucha le bras. « Retournez là-bas, l’entendis-je lui dire. Retournez là où tout a commencé. »
Ce fut à peine si j’entendis la réponse de Mary. « Non… oh ! non.
— Quel âge aviez-vous ? Quand on vous a trouvée, vous sembliez avoir sept ou huit ans. C’était avant… ?
— Oui… oui… avant…»
Elle s’abattit sur le sol. « Maman, maman ! sanglota-t-elle.
— Que vous dit votre maman ? lui demanda-t-il doucement.
— Elle ne me dit rien. Elle me regarde si drôlement… Il y a quelque chose sur son dos… J’ai peur. J’ai peur ! »
J’accourus vers eux en baissant la tête pour éviter de me cogner au plafond bas. Sans quitter Mary des yeux le Patron me fit signe de reculer. Je m’arrêtai, hésitai. « Retourne là-bas, commanda-t-il. Tout de suite ! »
C’était à moi que s’adressait l’ordre, et j’y obéis, mais Mary aussi.
« Il y avait un avion…, murmura-t-elle. Un très grand avion. » Il lui dit quelque chose tout bas ; je n’entendis pas la réponse de Mary, si elle lui en fit une. Cette fois je n’osais plus bouger. Malgré mon trouble, je comprenais que j’assistais à une chose qui devait être d’une extrême importance pour absorber ainsi toute l’attention du Patron en présence de l’ennemi.
Il continuait à parler d’une voix apaisante, mais insistante. Mary se calma et parut sombrer dans une sorte de léthargie, mais j’entendais bien qu’elle répondait au Patron. Au bout d’un moment elle se mit à débiter un flot de paroles monotones, comme cela se produit dans les cas de débâcle émotionnelle. Le Patron n’avait que rarement besoin de la relancer dans son récit.
J’entendis quelque chose ramper dans le couloir derrière moi. Je me retournai et sortis mon arme, pensant avec une brusque panique que nous étions pris au piège. Je faillis tirer avant de reconnaître le sempiternel enseigne que nous avions laissé dehors. « Venez vite », dit-il d’une voix émue. Il passa devant moi et répéta la même chose au Patron.
Celui-ci paraissait exaspéré au-delà de toute expression.
« Vous, taisez-vous et foutez-moi la paix ! ordonna-t-il.
— Il faut partir, insista le jeune homme. Le commandant vous fait dire de venir tout de suite. Nous sommes obligés de nous replier et le commandant peut être forcé de tout faire sauter d’une seconde à l’autre. Si nous sommes encore là-dedans à ce moment-là… Bang !
— C’est bien, dit le Patron avec le plus grand calme. Allez dire à votre commandant qu’il faut absolument qu’il tienne jusqu’à ce que nous soyons ressortis. J’ai des renseignements de la plus haute importance. Aide-moi à porter Mary, petit.
— À vos ordres, dit le jeune enseigne. Mais dépêchez-vous ! »
Il repartit à quatre pattes. Je ramassai Mary et la portai à l’orifice du tube. Elle semblait presque sans connaissance.
Je la posai sur le sol.
« Il va falloir la tirer là-dedans, me dit le Patron. Elle risque de ne pas revenir à elle. Attends… je vais la mettre sur ton dos et tu ramperas avec elle. »
Sans l’écouter, je secouai Mary. « Mary ! hurlai-je. Tu m’entends ? Il faut nous en aller, chérie. Tu peux ramper ?
— Oui Sam. »
Elle refermait déjà les yeux. Je la secouai de nouveau. « Mary !
— Oui, chéri, qu’y a-t-il ? Je suis si fatiguée…
— Écoute-moi bien, Mary : il faut sortir d’ici en rampant. Sinon les larves nous attraperont. Tu comprends ?
— Bien, chéri. »
Ses yeux restaient ouverts, mais vides. Je la fis passer devant moi dans le tube et la suivis. Chaque fois qu’elle semblait défaillir, je lui donnais des claques pour la réveiller. Je la portai et la tirai à la fois pour traverser le compartiment aquarium où étaient les larves, puis le poste de commande (si c’en était un). Quand nous arrivâmes à l’endroit où le tube était en partie obstrué par le cadavre du petit elfe, elle s’arrêta ; je me faufilai devant elle et poussai le cadavre dans l’autre branche du tube. Cette fois, pas de doute : le parasite était bien mort. Je dus gifler de nouveau Mary pour qu’elle s’aidât un peu.
Après un interminable cauchemar fait d’efforts incohérents où nos membres semblaient transformés en masses de plomb, nous atteignîmes enfin la porte extérieure. Le jeune officier était là et il m’aida à soulever Mary hors de l’astronef. Il la tirait pendant que le Patron et moi la soulevions et la poussions à la fois. Je fis la courte échelle au Patron, sautai dehors par mes propres moyens. Il faisait déjà presque nuit.
Nous contournâmes la maison en ruine, en évitant la brousse et, de là, revînmes sur la route. Notre autavion n’y était plus. On nous fit monter en hâte dans une « tortue de sable ». Il était temps, car on se battait déjà non loin de nous.
Le commandant du tank referma les capots et l’embarcation s’enfonça dans l’eau. Un quart d’heure plus tard nous étions à bord du Fulton.
Une heure après, nous débarquions à Mobile. Le Patron et moi avions pris du café et des sandwiches au mess du Fulton ; des officiers des formations féminines de la Marine s’étaient occupées de Mary. Elle nous rejoignit au moment où nous débarquions. Elle paraissait tout à fait normale. « Mary, ma chérie, dis-je, ça va maintenant ? »
Elle me sourit. « Bien sûr, chéri. Pourquoi cela n’irait-il pas ? »
Un avion militaire escorté nous prit à son bord. Je m’attendais à le voir nous conduire aux bureaux de la Section, ou à Washington, mais le pilote nous amena dans un hangar à flanc de montagne, après un de ces atterrissages en glissé latéral qu’aucun appareil civil ne peut réussir : on est dans le ciel à grande vitesse et, hop, une seconde plus tard, on se retrouve arrêté dans une grotte.
« Où sommes-nous ? » demandai-je.
Le Patron descendit sans répondre. Mary et moi le suivîmes. Le hangar était exigu ; il ne pouvait contenir qu’une douzaine d’appareils, un quai d’atterrissage freiné et une unique rampe de lancement. Des sentinelles nous conduisirent à une porte taillée en plein roc. Après l’avoir franchie, nous nous retrouvâmes dans une antichambre. Un haut-parleur nous ordonna de nous déshabiller complètement. Je regrettai pour ma part de devoir abandonner mon pistolet et mon téléphone.
Nous entrâmes dans une autre pièce où nous fûmes accueillis par un jeune homme vêtu, en tout et pour tout, d’un brassard orné de trois chevrons et d’éclairs entrecroisés. Il nous repassa à une jeune personne encore moins vêtue que lui, car elle n’avait que deux chevrons. Mary fit une vive impression sur l’un et sur l’autre mais chacun réagit d’une façon très caractéristique de son sexe. Je crois que la caporale ne fut pas fâchée de nous repasser à la capitaine qui nous reçut ensuite.
« Nous avons reçu un message, dit le capitaine. Le docteur Steelton vous attend.
— Merci, dit le Patron. Où cela ?
— Un instant », dit-elle.
Elle s’approcha de Mary et lui tâta les cheveux. « Il faut tout vérifier », dit-elle pour s’excuser. Si elle s’aperçut que la chevelure de Mary était en partie postiche, elle ne le laissa pas voir. « C’est bien, dit-elle enfin, allons-y. » Ses propres cheveux étaient coupés très court comme ceux d’un homme.