« D’accord, dit le Patron. Non, mon petit, ajouta-t-il à mon adresse, toi, tu vas rester là.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Parce que tu as bien failli tout gâcher tout à l’heure, expliqua-t-il sèchement. Et maintenant, tais-toi.
— Le mess des officiers est dans le premier couloir à gauche, dit la capitaine. Si vous alliez nous y attendre ? »
C’est ce que je fis. Je passai devant une porte agréablement décorée d’une tête de mort et de tibias en sautoir peints en rouge ; le tout surmontait une inscription au pochoir. « Attention, parasites vivants. Entrée interdite sauf pour raisons de service. Suivez les consignes A. » Je me gardai bien d’enfreindre ces instructions.
Au mess, je trouvai trois ou quatre hommes et deux femmes qui se reposaient. Je dénichai un fauteuil libre et m’y assis en me demandant mélancoliquement combien de ficelles il fallait avoir sur la manche pour pouvoir obtenir un drink… Au bout de quelque temps, je fus rejoint par un grand gaillard d’humeur communicative qui portait les insignes de colonel suspendus à une chaîne de cou.
« Vous êtes nouveau ici ? » me demanda-t-il.
J’en convins.
« Expert civil, sans doute ? continua-t-il.
— Je ne sais pas si je suis expert, répliquai-je. J’appartiens à un service de renseignements.
— Votre nom, je vous prie ? Je regrette de vous importuner, mais je suis l’officier responsable de la sécurité. Je m’appelle Kelly. » Je lui dis mon nom et il hocha la tête.
« À vrai dire, je vous avais vu arriver. Et maintenant, monsieur Nivens, que diriez-vous d’un verre de quelque chose ? »
Je me levai.
« Je commençais justement à me demander s’il faudrait que j’assassine quelqu’un pour lui prendre son verre ! » dis-je.
« Remarquez qu’à mon avis nous avons autant besoin d’un service de sécurité ici qu’un cheval d’une paire de patins à roulettes, me dit un peu plus tard Kelly. Nous devrions publier toutes nos découvertes aussitôt que nous les avons faites. »
Je remarquai que ce n’était pas là le point de vue qu’on eût attendu d’un militaire. Il se mit à rire. « Croyez-moi, mon vieux, tous les militaires ne sont pas tels qu’on se les représente. C’est seulement un air qu’ils se donnent. »
Je lui dis incidemment que le maréchal Rexton ne me paraissait pas né de la dernière pluie.
« Vous le connaissez ? me demanda le colonel.
— Pas exactement, mais ces temps-ci, j’ai eu assez souvent l’occasion de l’approcher pour raisons de service. Je l’ai vu ce matin encore.
— Hé, hé, dit le colonel, moi je ne l’ai jamais rencontré. Vous fréquentez des milieux plus élevés que moi, cher monsieur. »
J’eus beau lui expliquer que ce n’était qu’un simple hasard, il me manifesta à partir de ce moment une considération accrue. Il me parla bientôt du travail dont s’occupait le laboratoire où nous nous trouvions. « À l’heure actuelle, nous connaissons mieux ces créatures que le diable en personne. Mais malheureusement il y a encore un hic : nous ne savons toujours pas comment les tuer sans tuer en même temps leurs porteurs.
« Naturellement, continua-t-il, si nous pouvions les attirer une à une dans un petit coin et les anesthésier, on pourrait sauver les porteurs – mais c’est toujours la vieille histoire du grain de sel à mettre sur la queue des oiseaux. Je ne suis pas un savant, moi – au fond, sous un autre nom, je ne suis qu’un vulgaire flic – mais j’ai parlé à des savants. Nous menons une guerre biologique. Ce qu’il nous faut c’est un microbe qui s’attaquera à la larve mais pas au porteur. Ça a l’air tout simple, hein ? Nous connaissons une centaine de micro-organismes qui tuent les larves ; ceux de la variole, du typhus, de la syphilis, de l’encéphalite léthargique, du virus d’Obermayer, de la peste, de la fièvre jaune et j’en passe… Mais ils tuent le porteur en même temps.
— On ne pourrait pas utiliser une maladie contre laquelle tout le monde serait immunisé ? Tout le monde a été vacciné contre la typhoïde. Et presque tout le monde contre la variole…
— Ça ne donnerait rien. Si le porteur est immunisé, le parasite n’est pas atteint. Maintenant que les larves ont développé cette cuticule protectrice qui les enveloppe, c’est le porteur qui représente leur milieu vital. Non, il nous faut quelque chose que le porteur puisse attraper et qui tue la larve sans donner au porteur autre chose qu’une légère fièvre. »
J’allais répondre quand j’aperçus le Patron sur le pas de la porte. Je m’excusai et courus vers lui. « Sur quel sujet t’interrogeait donc Kelly ? me demanda-t-il.
— Il ne m’interrogeait pas, répliquai-je.
— Que tu crois ! Tu sais de quel Kelly il s’agit ?
— Non, pourquoi ?
— Tu devrais le savoir, quoiqu’il ne se laisse jamais photographier. C’est B. J. Kelly, le plus grand criminologiste de notre temps.
— Pas possible ? Mais ce Kelly-là n’est pas dans l’Armée.
— Il est sans doute de la réserve. Cela te donne une idée de l’importance du laboratoire. Viens.
— Où est Mary ?
— Tu ne peux pas la voir en ce moment. Elle récupère.
— Est-elle… très souffrante ?
— Je t’ai promis qu’elle ne courait aucun danger. Steelton est notre meilleur spécialiste. Mais il a fallu descendre à un niveau très profond et lutter contre une grande résistance. C’est toujours fatigant pour le sujet. »
Je réfléchis un instant. « Avez-vous découvert ce que vous cherchiez ? demandai-je.
— Oui et non. Nous n’avons pas encore fini.
— Que cherchez-vous au juste ? »
Nous suivions un des interminables couloirs de cette étrange ruche. Il tourna bientôt à droite, entra dans un petit bureau et s’assit. Il toucha le bouton d’un téléphone. « Conférence privée, dit-il.
— Très bien, monsieur, dit une voix. Nous n’enregistrerons pas. »
Une lampe verte s’alluma au plafond.
« Je n’en crois rien, grogna le Patron, mais comme cela Kelly sera peut-être le seul à écouter l’enregistrement ! Et maintenant, petit, à nous deux. Tu m’as posé une question, mais je ne sais pas si j’ai le droit de te répondre. Tu as beau être son mari, l’âme de Mary ne t’appartient pas. Et ce dont je vais te parler remonte à si longtemps qu’elle ignorait elle-même le savoir. »
Je restai muet. « Il vaut peut-être quand même mieux t’en dire assez pour que tu comprennes, reprit-il d’un air soucieux. Autrement tu la tourmenteras jusqu’à ce que tu le saches et c’est ce que je ne veux sous aucun prétexte. Tu risquerais de lui détraquer complètement le système nerveux. Je crois qu’elle ne se souviendra de rien – Steelton est très adroit – mais tu risquerais malgré tout de remuer certaines choses qui…
— C’est vous qui êtes juge, dis-je en prenant ma respiration.
— Bon. Je vais donc te confier certaines choses et répondre à tes questions – à quelques-unes tout au moins. J’exige en échange une promesse solennelle ; jamais tu n’ennuieras ta femme avec ça. Tu n’es pas assez adroit.
— C’est bien. Je vous le promets.
— Vois-tu, petit, il y a eu jadis un groupe de gens, une secte pourrait-on dire, qui se sont attiré une mauvaise réputation…
— Les Whitmaniens ? Je sais.
— Hein ? Comment le savais-tu ? Par Mary ? Non, c’est impossible, elle ne le savait pas elle-même…
— Non, pas par Mary. C’est une hypothèse à laquelle j’étais arrivé par mes propres moyens. »