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Le Patron parut étonné. « Tu n’as donc jamais d’intuitions, petit ?

— Bon Dieu, si !

— Qu’est-ce qu’une intuition ?

— Hein ? Mais c’est la conviction qu’une chose est ou n’est pas de telle ou telle façon, sans qu’on en ait encore la preuve.

— Moi, je dirais plutôt que l’intuition est le résultat d’un raisonnement automatique qui s’élabore dans l’inconscient, à partir d’éléments que l’on possède sans le savoir.

— C’est clair comme du jus de chique. Vous n’aviez aucun élément, conscient, ou non. Ne me dites pas que votre conscient travaille sur des données qui ne vous sont fournies que la semaine suivante !

— Mais j’avais bel et bien des éléments.

— Quoi ?

— Qu’arrive-t-il à un candidat à la Section, avant qu’il ne soit définitivement accepté comme agent ?

— Il a un entretien particulier avec vous.

— Non, autre chose.

— Ah ! L’analyse sous hypnose…»

J’avais oublié ce détail, pour la bonne raison que le sujet ne se souvient jamais d’avoir été analysé. « Donc vous connaissiez tout le passé de Mary dès ce moment-là. Ce n’était pas du tout une intuition.

— Non, encore une fois. Je n’avais que très peu de données à ma disposition. Mary a des défenses psychiques très solides. Et j’avais oublié le peu que j’avais jamais su. Mais je savais que Mary était l’agent qu’il me fallait pour cette mission. Par la suite, je me suis fait repasser l’enregistrement de son analyse hypnotique ; à ce moment j’ai eu la certitude qu’il devait y avoir autre chose encore. Nous avons essayé de trouver, et nous avons échoué. Mais je savais qu’il y avait forcément autre chose.

— On peut dire que vous lui en avez fait voir de toutes les couleurs pour arriver à vos fins ! dis-je pensivement.

— Il le fallait. Je suis le premier à le regretter.

— O.K., O.K. dis-je. À propos, ajoutai-je au bout d’un moment, qu’y avait-il au juste dans mon hypno-analyse à moi ?

— C’est une question que tu n’as pas le droit de poser, tu le sais bien.

— Je m’en fous !

— Même si je voulais te le dire, je ne le pourrais pas. Je n’ai jamais écouté ton analyse, mon petit.

— Quoi ?

— C’est à mon adjoint que j’ai confié ce soin. Il m’a dit qu’il n’y avait rien là-dedans que j’aie besoin de savoir et je ne l’ai jamais écoutée.

— Vraiment ? En ce cas… je vous remercie…»

Il se contenta d’un grognement indistinct. Nous avons toujours réussi à nous intimider mutuellement, papa et moi.

CHAPITRE XXIX

Les larves étaient mortes d’une maladie qu’elles avaient contractée sur Vénus ; de cela tout au moins nous pensions être sûrs. Il était improbable que nous ayons avant longtemps la chance de recueillir des renseignements directs, car une dépêche arrivée pendant que je causais avec le Patron nous apprit que nous avions dû détruire la soucoupe de Pass Christian avec une bombe atomique pour l’empêcher d’être reprise par l’ennemi. Le Patron aurait pourtant bien voulu mettre la main sur les prisonniers humains de l’astronef, les ranimer et les interroger.

Il ne fallait plus y songer. Notre dernier espoir était que la solution du problème soit dissimulée tout au fond du cerveau de Mary. S’il existait une infection particulière à Vénus, qui soit fatale aux larves sans l’être aux hommes (Mary après tout n’y avait-elle pas survécu ?) il n’y avait qu’à les passer toutes en revue et à les essayer une à une. Charmante perspective ! Autant examiner un à un les grains de sable d’une plage. La liste des maladies spécifiques de Vénus et qui sont, non pas mortelles, mais simplement très désagréables est fort longue. Du point de vue d’un microbe vénusien, nous devons constituer un terrain fort ingrat – en admettant, bien entendu, qu’un microbe vénusien ait un point de vue, ce dont je doutais fortement malgré les idées farfelues de Mac Ilvaine.

Le problème était encore compliqué par le fait que les maladies particulières à Vénus dont nous avions des cultures vivantes sur la Terre étaient en nombre strictement limité. Cette lacune pouvait être comblée : il suffirait pour cela d’un siècle ou deux de recherches et d’explorations sur une planète étrangère.

En attendant, le petit jour amenait déjà avec lui un soupçon de gelée blanche. Le plan « Bain de soleil » ne pourrait pas se prolonger indéfiniment.

Il fallait revenir là où l’on espérait trouver la solution : dans le cerveau de Mary. Cela me déplaisait fort, mais je ne pouvais pas m’y opposer. Elle ne paraissait pas savoir pourquoi on lui demandait de se soumettre jour après jour à des séances d’hypnose. Elle semblait d’une parfaite sérénité, mais les cernes qu’elle avait sous les yeux, et divers autres petits signes révélaient sa fatigue. Je finis par dire au Patron que cela devait cesser. « Ne dis donc pas de bêtises, mon petit, fit-il doucement.

— Je parle sérieusement. Si vous n’avez pas encore trouvé ce que vous cherchez, vous ne le trouverez jamais.

— Sais-tu combien il faut de temps pour explorer entièrement la mémoire d’un sujet, même si l’on se limite à une période particulière de son existence ? Exactement autant de temps qu’a duré la période en question. Ce que nous cherchons – en admettant que cela se trouve dans sa mémoire – n’est peut-être qu’un détail infime.

— En admettant que cela se trouve dans sa mémoire…, répétai-je. Vous ne savez même pas de quoi il s’agit ! Écoutez-moi bien : si jamais Mary fait une fausse couche à la suite de vos histoires, je vous casserai la figure.

— Si nous échouons, répliqua-t-il doucement, tu seras le premier à souhaiter qu’elle en fasse une. Veux-tu avoir des enfants pour les voir devenir les esclaves des envahisseurs ? »

Je me mordis la lèvre. « Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé en Russie, au lieu de me faire rester ici ? demandai-je.

— Pourquoi ? Mais parce que je voulais que tu restes près de Mary pour lui remonter le moral, au lieu de faire l’enfant gâté. Et puis, ce n’était plus indispensable.

— Comment cela ? Que s’est-il passé ? Vous avez reçu un rapport d’un autre agent ?

— Si tu daignais t’intéresser aux nouvelles, comme tout adulte raisonnable, tu le saurais. »

Je sortis en hâte pour aller m’informer. Cette fois-ci j’étais parvenu, Dieu sait comment, à ne pas entendre parler de l’épidémie asiatique de peste, l’événement le plus sensationnel du siècle, ou presque ; la seule réapparition de peste noire sur une grande échelle depuis le XVIIe siècle.

Je n’arrivais pas à comprendre ce qui s’était passé. Les Russes sont tous cinglés, c’est entendu, mais ils ont des services d’hygiène bien organisés ; les règlements étaient bien appliqués par les masses qui savaient qu’on ne badinait pas là-dessus. Or il faut qu’un pays soit littéralement grouillant de vermine pour que la peste puisse s’y propager : il faut pour cela une surabondance de ces porteurs historiques du fléau que sont les rats, les poux et les puces. Les bureaucrates russes étaient même parvenus à si bien décrasser la Chine que la peste bubonique et le typhus n’y existaient plus qu’à l’état endémique.

Les deux épidémies se propageaient de chaque côté de l’axe sino-russo-sibérien, à une telle vitesse que le gouvernement avait été renversé et que des appels au secours avaient été adressés à l’O.N.U. Que s’était-il passé ?