C’est ce que je fis. Nous étions confortablement installés, nous nous sentions bien au chaud et d’excellente humeur. Il n’y a pas beaucoup de moments pareils dans notre métier. C’est ce qui vous les fait savourer d’autant plus.
Je me disais qu’elle ne ferait vraiment pas mal en face de moi, devant l’âtre familial. Le métier que je faisais m’avait toujours empêché de penser sérieusement au mariage. Après tout, une fille n’est qu’une fille. Il n’y a pas de quoi se monter le bourrichon.
Mais Mary appartenait aussi à la Section ; avec elle, je pourrais parler sans avoir l’impression de crier dans le désert. Je m’aperçus soudain que j’étais seul dans la vie depuis un sacré bout de temps.
« Mary…, dis-je.
— Oui ?
— Vous êtes mariée ?
— Hein ? Pourquoi me demandez-vous ça ? À vrai dire, non. Mais en quoi… enfin, je veux dire, quelle importance cela a-t-il ?
— Cela pourrait en avoir », insistai-je.
Elle secoua la tête.
« Je suis sérieux, poursuivis-je. Regardez-moi : j’ai deux bras et autant de jambes. Je suis encore jeune, et je m’essuie toujours les pieds en rentrant. Vous pourriez plus mal tomber. »
Elle se mit à rire, mais sans méchanceté. « Et vous, vous pourriez trouver une meilleure méthode d’approche. Je suis sûre que vous venez d’improviser.
— C’est exact.
— Je ne vous le reproche pas. Écoutez-moi, don Juan : votre technique est déplorable. Ce n’est pas parce qu’une femme se refuse qu’il faut perdre la tête et lui offrir un contrat de mariage. Il y a des femmes qui seraient assez rosses pour vous prendre au mot.
— J’étais sincère, dis-je avec dépit.
— Ah oui ? Quel salaire offrez-vous ?
— Vous êtes impossible. Mais si c’est ce genre de contrat qu’il vous faut, c’est d’accord ; vous garderez votre traitement pour vous et je vous donnerai la moitié du mien… jusqu’à ce que vous vous décidiez à prendre votre retraite. »
Elle secoua la tête.
« Jamais je n’exigerais un pareil contrat d’un homme que j’aurais vraiment envie d’épouser…
— Cela m’étonnait aussi !
— Je cherchais seulement à vous faire comprendre à vous-même que vous ne parliez pas sérieusement. »
Elle me dévisagea. « Je me trompais peut-être, après tout, ajouta-t-elle d’une voix douce et chaude.
— En effet.
— Des agents secrets ne devraient pas se marier, dit-elle en secouant de nouveau la tête.
— Des agents secrets ne devraient se marier qu’entre eux », rectifiai-je.
Elle allait répondre, mais s’arrêta soudain. Mon téléphone parlait à mon oreille. C’était la voix du Patron, et je savais qu’elle l’entendait en même temps que moi. « Venez dans mon bureau », ordonna-t-il.
Nous nous levâmes sans un mot. Mary m’arrêta à la porte et me regarda dans les yeux. « Vous comprenez maintenant pourquoi il est stupide de parler de mariage ? Nous avons une tâche à terminer. Pendant toute notre conversation, vous n’avez pensé qu’à cela. Moi aussi du reste.
— Moi ? Pas du tout.
— Ne me racontez pas d’histoires ! Voyons, Sam, supposez que nous soyons mariés et qu’un beau jour, en vous réveillant, vous trouviez un de ces êtres posé sur les épaules de votre femme et la possédant ? »
Ses yeux s’étaient emplis d’horreur. « Et supposez que j’en trouve un sur vos épaules à vous ? poursuivit-elle.
— C’est un risque que j’accepte. D’ailleurs je ne les laisserais pas arriver jusqu’à vous. »
Elle effleura ma joue. « C’est vrai, dit-elle doucement. Je le crois. »
Nous entrâmes chez le Patron qui leva la tête en nous entendant.
« Venez, dit-il, nous repartons.
— Où cela ? demandai-je. Est-ce un secret ?
— À la Maison Blanche, voir le Président. Tais-toi ! » Je me tus.
CHAPITRE III
Lorsqu’un incendie de forêt ou une épidémie prend naissance, il existe toujours une brève période où un minimum d’action appropriée peut enrayer le fléau. Ce que le Président devait faire, le Patron l’avait déjà compris : il fallait proclamer l’état d’urgence, isoler la région de Des Moines, et abattre toutes les personnes cherchant à en sortir. Après cela, il fallait les filtrer une à une et voir si elles portaient des parasites. Entre-temps, il fallait se servir du réseau radar, des engins téléguidés et des satellites artificiels, pour déceler tout nouvel atterrissage d’astronefs et les anéantir aussitôt.
Il fallait alerter toutes les nations du globe et s’assurer leur concours, mais sans s’embarrasser des lois internationales. L’enjeu de la lutte était la survie de l’espèce humaine, menacée par des envahisseurs extraterrestres. Peu importait qu’ils viennent de Mars, de Vénus, des satellites de Jupiter ou même d’en dehors du système solaire. Il fallait repousser l’invasion.
Le seul don vraiment exceptionnel que possédait le Patron était de pouvoir raisonner logiquement sur des faits extraordinaires, ou peu croyables, avec autant d’aisance que sur des données banales. Ce n’est pas grand-chose, direz-vous ? Détrompez-vous ; la plupart des cerveaux s’enraient net quand ils se trouvent en présence de faits contraires à leurs croyances fondamentales. « C’est impossible, je ne peux pas y croire », est une phrase commune aux intellectuels et aux crétins.
Mais pas au Patron ! Et il avait l’oreille du Président.
Les sentinelles du Service secret nous épluchèrent en détail. Un appareil à rayons X donna un signal d’alarme et je dus me défaire de mon pistolet à rayons. Je constatai que Mary était un véritable arsenal ambulant ; l’appareil de contrôle lança quatre « tops », et un hoquet, alors qu’apparemment Mary n’aurait pas pu cacher sur elle une simple feuille de papier. Le Patron abandonna sa canne sans attendre qu’on la lui demande.
Nos capsules téléphoniques furent décelées à la fois par les rayons X et par les détecteurs à métaux, mais les sentinelles n’étaient pas outillées pour procéder à des opérations chirurgicales ; après une conférence précipitée le chef décida qu’un objet encastré sous la chair ne pouvait être considéré comme une arme. Ils prirent nos empreintes, photographièrent nos rétines et nous firent passer dans une salle d’attente. Le Patron fut seul introduit devant le Président.
Au bout d’un moment, nous fûmes invités à les rejoindre. Le Patron nous présenta. Je balbutiai je ne sais quoi et Mary s’inclina. Le Président nous dit qu’il était heureux de faire notre connaissance et nous gratifia de son célèbre sourire, popularisé par la téléstéréo. Il donnait l’impression d’être vraiment heureux de nous voir. Je m’en sentis tout ragaillardi et oubliai ma gêne.
Le Patron m’ordonna de raconter tout ce que j’avais fait et vu au cours de notre mission. Quand j’en vins à l’exécution du pauvre Barnes, je cherchai à me guider sur son expression, mais il n’en avait aucune. J’omis donc de dire que j’avais agi sur son ordre, et laissai entendre que j’avais tiré pour défendre un autre agent quand j’avais vu Barnes prendre son pistolet.
« Ne passe rien », m’ordonna le Patron.
Je précisai donc que c’était le Patron qui m’avait dit de tirer. Le Président lui jeta un coup d’œil en coin. C’était la première manifestation d’intérêt qu’il se permettait. Je continuai en parlant du parasite, et je m’arrêtai quand je fus arrivé à l’instant où nous nous trouvions, personne ne m’ayant dit de le faire plus tôt.
Le tour de Mary vint ensuite. Elle bafouilla pas mal en essayant d’expliquer au Président pourquoi elle s’attendait à une réaction spéciale de la part des hommes normaux en face desquels elle pouvait se trouver et comment elle ne l’avait constatée ni chez les MacLain, ni chez le flic motorisé, ni chez Barnes. Le Président vint à son aide avec un sourire cordial.