Je rassemblai les morceaux du puzzle et regardai le Patron.
« Dites, Patron ; y avait-il des larves en Russie ?
— Oui.
— Vous en êtes sûr ? Dans ce cas, nous ferions bien d’agir en vitesse sinon toute la vallée du Mississippi va être dans le même état que l’Asie. Il suffit d’un rat…
— Les parasites sont parfaitement indifférents à l’hygiène humaine. Je doute fort qu’un seul humain ait pris un bain de la frontière canadienne à La Nouvelle-Orléans du jour où les larves ont renoncé à se camoufler. De la vermine… Des puces…
— Si c’est tout ce que vous avez à leur offrir, autant vaut les bombarder. Comme mort c’est plus propre !
— C’est vrai, soupira le Patron. C’est peut-être la meilleure solution. C’est peut-être la seule. Mais tu sais bien que nous ne l’adopterons jamais. Tant qu’il nous restera une chance de succès, nous continuerons à chercher. »
Je ruminai tout cela à tête reposée. Nous étions engagés dans une nouvelle course contre la montre. Il semblait qu’intrinsèquement les larves soient trop bêtes pour garder leurs esclaves en bonne santé ; c’était peut-être pourquoi elles se déplaçaient de planète en planète, corrompaient tout ce qu’elles touchaient. Au bout de quelque temps, leurs porteurs mouraient et il leur en fallait chercher de nouveaux.
Hypothèses, tout cela – rien qu’hypothèses… Mais une chose était sûre : la zone rouge allait être ravagée par la peste, si nous ne trouvions pas un moyen de tuer les parasites – et cela sans délai. Je pris une décision à laquelle je songeais depuis quelque temps déjà : celle d’assister de gré ou de force à une de ces fameuses séances d’analyse hypnotique. Si les souvenirs inconscients de Mary contenaient quelque détail qui pût nous servir pour nous débarrasser des larves, je risquais de le découvrir là où d’autres avaient échoué. En tout cas, j’étais décidé à m’imposer, que cela plût ou non à Steelton et au Patron. J’en avais assez d’être traité comme un mélange de prince consort et d’enfant curieux.
CHAPITRE XXX
Mary et moi habitions un petit cagibi normalement destiné à loger un seul officier ; nous étions tassés là-dedans comme des sardines dans leur boîte, mais nous nous en fichions. Le lendemain matin, je m’éveillai le premier et, comme de coutume, m’assurai rapidement qu’une larve ne s’était pas emparée de Mary pendant la nuit. À ce moment, elle ouvrit les yeux et me sourit d’un air somnolent.
« Rendors-toi, lui dis-je.
— Oh ! je suis tout à fait réveillée maintenant.
— Dis-moi, Mary, connais-tu la durée d’incubation de la peste bubonique ?
— Pas du tout, pourquoi ? Tiens, tu as un œil un peu plus foncé que l’autre…»
Je la secouai. « Veux-tu m’écouter, petite misérable. Hier soir à la bibliothèque du laboratoire, j’ai fait certains calculs… À vue de nez, les larves ont dû envahir la Russie au moins trois mois avant d’arriver ici.
— Oui, bien sûr.
— Tu le savais ? Pourquoi ne l’as-tu pas dit ?
— Personne ne me l’a demandé.
— Ça, alors ! Levons-nous, j’ai faim. Le petit jeu de devinettes est prévu pour l’heure habituelle ? ajoutai-je avant de sortir de la chambre.
— Oui.
— Mary, pourquoi ne me parles-tu jamais de ce qu’on te demande ?
— Mais, parce que je ne le sais jamais, répondit-elle surprise.
— C’est bien ce que je pensais : on te plonge dans une transe profonde avec un ordre d’oubli, hein ?
— Je le suppose.
— Oui… Eh bien, ça va changer ! Aujourd’hui je t’accompagne.
— Si tu veux, mon chéri », se contenta-t-elle de répondre.
Comme de coutume, ils étaient réunis dans le bureau du docteur Steelton : il y avait là le Patron, Steelton lui-même, un certain colonel Gibsy, chef d’état-major, un lieutenant-colonel et un ramassis de sergents-techniciens, d’ordonnances et d’aspirants. Dans l’armée il faut huit hommes et un caporal pour aider le moindre galonné à se moucher !
En m’apercevant, le Patron leva les sourcils, mais ne dit rien. Un sergent voulut m’arrêter. « Bonjour, madame Nivens, dit-il à Mary. Vous n’êtes pas sur la liste, vous, ajouta-t-il à mon intention.
— Je m’y mets d’office », déclarai-je en le bousculant pour passer.
Le colonel Gibsy se tourna vers le Patron d’un air aussi scrogneugneu que possible. Tous les autres gardèrent un visage impassible, à l’exception d’une petite W.A.C. qui ne put s’empêcher de rire.
« Un instant, colonel », dit le Patron à Gibsy.
Il s’avança vers moi en boitillant. « Tu m’avais pourtant promis, petit, me dit-il d’une voix que je fus seul à entendre.
— Je retire ma promesse. Vous n’aviez pas le droit de m’extorquer une promesse concernant ma femme.
— Tu n’as rien à faire ici, petit. Tu ne connais pas ces questions. Dans l’intérêt même de Mary, va-t’en. »
Jusqu’à ce moment il ne m’était pas venu à l’idée de mettre en question le droit du Patron à assister aux séances, mais à ma grande surprise, je m’entendis proclamer une décision que je venais à peine de prendre. « C’est vous qui n’avez rien à faire ici. Vous n’êtes pas psychanalyste que je sache ! Alors, allez-vous-en. »
Le Patron regarda Mary qui conserva un air indéchiffrable.
« Tu as bouffé du lion, petit ? dit-il lentement.
— C’est sur ma femme qu’on fait des expériences, dis-je. À dater d’aujourd’hui, ce sera moi qui les superviserai.
— Jeune homme, intervint le colonel Gibsy, avez-vous perdu la tête ?
— Quels sont vos titres ? répliquai-je. Êtes-vous médecin ? Psychotechnicien ? »
Il se redressa. « Vous semblez oublier que vous êtes ici sur un terrain militaire, dit-il sèchement.
— Et vous, vous oubliez que ma femme et moi sommes des civils, rétorquai-je. Viens, Mary. Nous partons.
— Très bien, Sam.
— Je dirai au bureau où l’on pourra nous faire suivre notre courrier », ajoutai-je à l’intention du Patron.
Je me dirigeai vers la porte, suivi de Mary.
« Un instant, dit le Patron. Je te le demande comme une faveur personnelle…»
Je m’arrêtai.
« Colonel, dit-il à Gibsy, voulez-vous m’accompagner un instant dehors ? J’aimerais vous dire un mot en particulier. »
Le colonel Gibsy me lança un regard de président de conseil de guerre, mais il sortit. Nous attendîmes tous patiemment. Les plus jeunes des assistants gardaient un visage indéchiffrable ; le lieutenant-colonel semblait troublé, et la petite W.A.C. à deux doigts d’éclater. Seul, Steelton paraissait détaché de tout ce qui se passait autour de lui. Il prit ses papiers dans le panier de courrier marqué « Arrivée » et se mit paisiblement au travail.
Dix minutes plus tard un sergent entra. « Docteur Steelton, annonça-t-il, le colonel vous fait dire que vous pouvez y aller.
— Très bien, sergent. »
Il me regarda. « Passons dans la salle d’opération, me dit-il.
— Pas si vite, protestai-je. Qui sont ces gens ? Lui, par exemple ? »
Je montrai du doigt le lieutenant-colonel.
« Lui ? Mais c’est le docteur Hazelhurst ! Il a passé deux ans sur Vénus.
— O.K. Qu’il reste. »
Je surpris le regard de la petite W.A.C. qui riait plus que jamais.
« Et vous, petite, à quoi servez-vous ?
— Moi ? Oh ! je sers de… disons de chaperon…
— C’est un rôle dont je suis parfaitement capable. Voyons, docteur, que diriez-vous d’un petit triage ? Ne gardez que les gens dont vous avez vraiment besoin.