J’avais soigneusement mis mon exorde au point, pendant mon petit déjeuner, sans oublier les quelques hésitations nécessaires. Mary, Dieu merci, ne bavarde pas au petit déjeuner !
«… qui exigent que la contamination soit pratiquée à partir d’un grand nombre de points. Si nous devons sauver en principe cent pour cent de la population de la zone rouge, il est nécessaire que tous les parasites soient infectés presque en même temps, afin que les équipes de sauvetage puissent intervenir dès que les larves auront été rendues inoffensives et avant que leurs porteurs n’aient dépassé le stade où l’antitoxine ne pourrait plus les sauver. Le problème peut être analysé mathématiquement…»
Vieux fumiste, me disais-je à moi-même. Tu pourrais transpirer pendant vingt ans devant un ordinateur sans le résoudre, ton problème !
«… et devrait être soumis à votre section d’analyse. Quoi qu’il en soit, laissez-moi vous en rappeler les données essentielles : soit X le nombre de porteurs de germes au départ, et Y le nombre des hommes affectés aux équipes de sauvetage. Il y aura un nombre infini de solutions simultanées, la solution optima dépendant de facteurs logistiques. Sans attendre une étude mathématique rigoureuse…»
J’avais fait de mon mieux avec une règle à calcul, mais j’omis de le leur dire.
«… et en appuyant mon opinion sur l’expérience, hélas, trop approfondie, que j’ai de leurs mœurs, j’estimerais…»
On aurait entendu une mouche voler. Le général ne m’interrompit qu’une fois, trouvant que je donnais à X une valeur trop faible. « Monsieur Nivens, je crois pouvoir vous assurer que nous trouverons un nombre illimité de volontaires pour jouer le rôle de porteurs de germes. »
Je secouai la tête. « Il est impossible d’utiliser des volontaires, général.
— Je crois comprendre les raisons de votre objection. Il faudrait que la maladie ait le temps de s’établir chez le volontaire, et cela risquerait de nous laisser une marge de temps dangereusement étroite. Mais je crois que nous pourrions tourner la difficulté : en employant une capsule en gélatine contenant une culture du microbe et qui serait logée dans les tissus, par exemple. Je suis sûr que nos services pourraient mettre un système au point. »
Moi aussi j’en étais persuadé, mais ma vraie objection venait de ma répulsion enracinée à voir une âme humaine soumise à la possession d’une larve. « Vous ne devez pas prendre de volontaires, insistai-je. La larve saura tout ce que sait son porteur et elle s’abstiendra simplement d’entrer en conférence directe. Elle préviendra verbalement les autres. Non, il faudra nous servir d’animaux – de singes, de chiens, bref de tout ce qui sera assez grand pour supporter une larve tout en étant incapable de parler. Il en faudra des quantités telles que tout le groupe soit infecté avant même que les larves ne sachent qu’elles sont malades. »
Je traçai le schéma sommaire de l’opération « Pitié », telle que je la voyais. La première étape que nous appellerions l’opération « Fièvre » pourrait commencer dès que nous aurions assez d’antitoxine pour le deuxième lâcher. Moins d’une semaine après, il ne devrait plus rester une seule larve en vie sur tout le continent.
Ils ne m’applaudirent pas à proprement parler, mais le cœur y était. Le général sortit précipitamment pour aller téléphoner au maréchal Rexton. Il me renvoya son aide de camp pour m’inviter à déjeuner. Je lui fis dire que je serais heureux d’accepter à condition que l’invitation s’appliquât aussi à ma femme.
Mon père m’attendait à la porte de la salle de conférences.
« Alors, lui demandai-je, plus inquiet que je ne le laissais paraître, ça a bien marché ? »
Il hocha la tête. « Mon petit, tu les as conquis ! J’ai bien envie de te faire signer un contrat de six mois à la stéréo ! »
Il s’efforçait de ne pas manifester sa satisfaction. J’avais réussi à ne pas bégayer une seule fois au cours de toute la séance. Je me sentais un homme nouveau.
CHAPITRE XXXII
Satan, le singe qui m’avait tant fait pitié au jardin zoologique national, se montra vraiment digne de sa réputation. Dès qu’il fut libéré de sa larve, Papa s’était offert comme cobaye pour la vérification de l’hypothèse Nivens-Hazelhurst, mais je m’y opposai et ce fut Satan qui fut tiré à la courte paille. Ce n’était ni l’affection filiale ni son antithèse néo-freudienne qui m’avait poussé ; la vérité est que je redoutais comme le feu la combinaison de mon père et d’une larve. Je ne tenais pas à ce qu’il se trouve dans leur camp, même dans des conditions expérimentales. Il a l’esprit trop retors et trop astucieux. Les gens qui n’ont jamais été eux-mêmes possédés ne peuvent pas se rendre compte que le porteur nous est foncièrement hostile et qu’il conserve intactes toutes ses facultés intellectuelles.
Nous nous servîmes donc de singes pour nos expériences. Nous avions sous la main non seulement les singes du jardin zoologique national, mais encore ceux d’une demi-douzaine d’établissements similaires, sans parler des cirques.
Satan fut inoculé le mercredi 12. Le vendredi, la fièvre avait commencé à se manifester et un autre chimpanzé possédé fut placé dans sa cage. Les larves entrèrent aussitôt en conférence directe. On sépara ensuite les deux singes.
Le dimanche 16 la larve qui possédait Satan se recroquevilla et tomba sur le sol. Satan reçut immédiatement une dose d’antitoxine. Le lundi soir, la deuxième larve mourut à son tour, et son porteur fut traité de la même façon que Satan.
Le mercredi 19, Satan était en bonne santé quoiqu’un peu amaigri et le second singe, Lord Fauntleroy, était en voie de guérison. Pour fêter ce grand jour j’offris une banane à Satan et il m’enleva la première phalange de l’index d’un coup de dent, alors que je n’avais même pas le temps de m’en faire greffer une autre. Ce n’était pas un accident : ce singe était mauvais comme les nerfs de son patron !
Mais ce n’était pas cette petite blessure de rien qui allait me décourager ! Après m’être fait panser, je cherchai Mary, ne pus la trouver et aboutis au mess, cherchant quelqu’un avec qui arroser cela.
La pièce était vide, tout le monde travaillant à force dans les laboratoires pour préparer les opérations « Fièvre » et « Pitié ». Par ordre du Président, tous les préparatifs devaient se faire dans le seul laboratoire des Smoky Mountains où nous nous trouvions. Les singes porteurs de germes, au nombre de deux cents et quelques, y étaient tenus en réserve, les chevaux pour le sérum étaient abrités dans un court de base-ball souterrain.
Le million d’hommes qu’allait exiger l’opération « Pitié » n’étaient évidemment pas là, mais ils ne devaient rien savoir de leur mission avant le rassemblement général qui précéderait le départ. À ce moment, chacun devait recevoir un pistolet et une trousse de seringues individuelles, dont chacune contiendrait une dose d’antitoxine. Ceux qui n’avaient jamais fait de saut en parachute seraient projetés dans le vide à coups de pied dans le derrière au besoin. Tout était prévu pour garder le secret de l’opération ; je ne voyais qu’une seule chose qui puisse nous faire échouer : que les titans découvrent nos plans grâce à un renégat, ou par tout autre moyen. On a vu, hélas, bien des plans échouer parce qu’un imbécile a fait des confidences à sa femme. Si nous ne savions pas garder le secret, nos singes porteurs de germes seraient abattus sitôt qu’ils apparaîtraient dans la zone tenue par les titans. Je savourai néanmoins mon drink en toute quiétude, ayant toutes raisons de penser que le secret serait bien gardé. Aucun courrier ne partirait plus de notre base, jusqu’au jour du lâcher et le colonel Kelly censurait ou contrôlait toutes les communications avec l’extérieur.