Quant à une fuite se produisant de l’extérieur, les risques en étaient minimes. Le général, papa, le colonel Gibsy et moi-même étions allés à la Maison Blanche la semaine précédente. Papa avait joué une comédie d’indignation et d’exaspération qui avait obtenu le résultat escompté. Finalement Martinez lui-même ne fut pas mis dans le secret. Si le Président et Rexton parvenaient à ne pas rêver tout haut pendant une semaine encore, je ne voyais pas comment un échec était possible.
Il était du reste grand temps ; la zone rouge gagnait du terrain. Après la bataille de Pass Christian, les larves avaient avancé et elles tenaient maintenant tout le golfe du Mexique au-delà de Pensacola. Certains signes montraient que ce n’était là qu’un début. Les larves se lassaient peut-être de notre résistance et il pouvait bien se faire qu’elles se résolvent, au risque de perdre un peu de cheptel, à lâcher une bombe A sur les villes que nous tenions encore. Dans ce cas… Un écran radar peut alerter vos défenses mais chacun sait qu’il ne peut arrêter une attaque résolue…
Mais je me refusais à m’en faire. Encore une semaine à attendre et…
Le colonel Kelly entra et vint s’asseoir à côté de moi… « Si nous prenions quelque chose ? proposai-je. J’ai envie d’arroser ça. »
Il examina son ventre proéminent. « Une bière de plus ou de moins ne changera rien à ma ligne, dit-il pensivement.
— Alors prenez-en une ! Prenez-en une douzaine…»
Je commandai pour lui et lui appris le succès de nos expériences sur les singes.
Il hocha la tête. « Oui, je l’avais entendu dire. Ça s’annonce bien.
— Bien ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Vous ne comprenez pas que nous sommes à deux doigts du but ? D’ici une semaine nous aurons gagné.
— Ah, oui ?
— Voyons, dis-je un peu agacé, vous allez pouvoir reprendre vos vêtements civils et mener de nouveau une vie normale. Ça ne vous sourit pas ? Ou croyez-vous que notre plan va échouer ?
— Non, je crois qu’il réussira.
— Alors pourquoi cette figure d’enterrement ?
— Monsieur Nivens, dit-il, croyez-vous qu’un homme affligé d’un ventre comme le mien trouve plaisir à se balader à poil ?
— Non, je ne le pense pas en effet. Moi, cela m’ennuiera peut-être de me rhabiller comme autrefois. C’est une perte de temps et on est moins à son aise.
— N’ayez crainte ! Le changement de mode auquel nous avons assisté est permanent.
— Comment cela ? Je ne pige pas. Vous venez de dire que notre plan réussirait et maintenant vous parlez comme si le plan “Bain de soleil” devait rester indéfiniment en application ?
— Sous une autre forme, oui.
— Excusez-moi, dis-je, je suis sans doute bouché ce matin, mais…»
Il se commanda une autre bière. « Monsieur Nivens, je n’avais jamais pensé voir une base militaire transformée en camp de nudistes. L’ayant vu, je ne m’attends pas à un retour en arrière, c’est impossible. La boîte de Pandore une fois ouverte ne peut plus se refermer. Tous les chevaux du rio n’y feraient rien…
— D’accord, répliquai-je. Les choses ne redeviennent jamais tout à fait ce qu’elles étaient. Mais vous exagérez. Le jour où le Président annulera le plan “Bain de soleil”, les lois anciennes rentreront en vigueur et si quelqu’un se promène sans pantalon, on l’arrêtera pour outrage à la pudeur.
— J’espère que non.
— Quoi ? Écoutez, il faudrait tout de même savoir ce que vous voulez.
— Je le sais très bien. Monsieur Nivens, tant qu’il existera une possibilité qu’une larve soit restée en vie, l’homme bien élevé devra être prêt à se déshabiller à la première requête – s’il ne veut pas se faire descendre. Et pas seulement pendant les quelques semaines qui vont venir, mais pendant vingt ans, ou même cent. Non, non, ajouta-t-il, je ne critique pas vos plans – mais vous avez été trop occupé pour remarquer qu’ils ont un caractère essentiellement local et temporaire. Par exemple avez-vous envisagé d’écheniller les jungles de l’Amazone, arbre par arbre ? Ce n’est qu’une formule de rhétorique, continua-t-il. Le globe a près de soixante millions de kilomètres carrés ! Nous ne pouvons pas chercher les larves partout. Mon pauvre vieux, comprenez donc que nous avons à peine diminué le nombre de rats existant sur la terre depuis le temps que nous essayons de les exterminer.
— Voulez-vous dire que notre entreprise est désespérée ? demandai-je.
— Désespérée ? Pas du tout. Reprenez donc quelque chose. Ce que je veux dire c’est que nous devons apprendre à vivre côte à côte avec cette horreur, comme nous avons appris à vivre avec la bombe atomique. »
CHAPITRE XXXIII
Nous étions réunis dans la même pièce de la Maison Blanche que l’autre fois. Cela me rappelait le soir où avait été diffusé le message du Président, bien des semaines auparavant. Papa, Mary, Rexton et Martinez étaient là, ainsi que le général de notre labo, le docteur Hazelhurst et le colonel Gibsy. Nos yeux étaient fixés sur la grande carte montée contre le mur. Le lâcher prévu par l’opération « Fièvre » remontait déjà à quatre jours et demi mais sur la carte, la vallée du Mississippi brillait toujours d’une lueur rouge.
Je commençais à me sentir nerveux, quoique le lâcher ait semblé être un succès et que nous n’ayons perdu que trois appareils. D’après les équations de nos calculateurs, il y avait déjà trois jours que toute larve assez proche des points de chute pour entrer en conférence directe devait avoir été infectée ; on avait estimé à 23 % le décalage de temps prévisible. On avait calculé que l’opération devait avoir contaminé près de 80 % des larves dès les douze premières heures, particulièrement dans les villes.
Elles allaient bientôt se mettre à mourir beaucoup plus vite que des mouches. À condition bien entendu que nos calculs aient été exacts…
J’essayais de ne pas me trémousser sur mon siège, tout en me demandant si ces lumières rouges correspondaient à quelques millions de larves bien malades, ou simplement à deux cents singes morts. Quelqu’un s’était-il trompé d’une décimale ? Avait-on bavardé ? Y avait-il eu dans notre raisonnement une erreur si colossale que nous ne l’avions même pas vue ?
Soudain une lampe verte s’alluma ; tout le monde tendit l’oreille. Une voix se mit à résonner dans l’appareil de stéréo, sans qu’aucune image apparût sur l’écran. « Ici, station Dixie, de Little Rock, dit une voix très lasse avec un fort accent du Sud. Nous avons un urgent besoin de secours. Tout auditeur est prié de retransmettre ce message. Little Rock, dans l’Arkansas, est en proie à une terrible épidémie. Prévenez la Croix-Rouge. Nous étions au pouvoir des…»
La voix s’évanouit, soit de faiblesse, soit par suite d’un incident technique.
Je pouvais enfin respirer. Mary me caressa la main et je me renfonçai dans mon fauteuil avec une délicieuse impression de détente. Ma joie était si grande que je ne parvenais pas à la savourer pleinement. Je m’aperçus alors que la lumière verte ne correspondait pas à Little Rock, mais qu’elle venait de plus à l’ouest, de l’Oklahoma. Deux autres lampes vertes s’allumèrent, une dans le Nebraska, une au nord de la frontière canadienne. Une autre voix nous parvint chargée de l’accent nasal de la Nouvelle-Angleterre. On se demandait comment un pareil accent pouvait venir de la zone rouge !
« On dirait un peu un soir d’élection, ne trouvez-vous pas ? dit joyeusement Martinez.