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Une mince ligne plus claire fendit en son milieu la carapace brune de sa larve.

Elle s’élargit peu à peu et je pus bientôt voir l’horreur opalescente qu’abritait la carapace. L’espace qui séparait les deux moitiés de celle-ci s’élargit encore et je compris brusquement que la larve était en train de fissionner, qu’elle pompait la vie, la substance vitale de mon père pour se dédoubler.

Tout raide de frayeur, je compris aussi que je n’avais plus que quelques minutes de vie personnelle à vivre. Mon nouveau « maître » venait de naître et il serait bientôt prêt à se placer sur moi.

S’il avait été possible à des forces humaines de rompre les liens qui m’immobilisaient, je les aurais rompus. Mais je ne pus y parvenir. Le Patron ne prêtait pas attention à mes efforts. Je ne sais s’il avait toute sa connaissance. Les larves doivent sans doute relâcher quelque peu leur contrôle sur le porteur quand elles opèrent leur mitose. Elles se contentent peut-être d’immobiliser seulement leurs esclaves. En tout cas, le Patron ne bougeait pas.

Épuisé, j’avais déjà abandonné toute espérance, certain que je ne pourrais jamais me détacher, quand je vis la ligne argentée atteindre le centre de la larve proprement dite. Cela signifiait que la mitose était sur le point de s’achever. C’est cette conviction qui me fit changer de tactique, dans la mesure où mon cerveau surchauffé était capable d’en concevoir une.

Mes mains étaient liées derrière mon dos, mes chevilles étaient ligotées ensemble, et ma ceinture m’immobilisait contre mon siège. Mais mes jambes, quoique attachées, étaient libres au-dessous de ma taille. Je me laissai glisser en avant pour avoir plus de bras de levier, relevai mes jambes le plus haut que je pus et les rabattis de toutes mes forces sur le tableau de bord – lâchant ainsi d’un seul coup toute la provision de fusées retardatrices.

Cela donne une décélération de pas mal de « g » ! Je ne sais pas au juste combien, car j’ignore combien de fusées contenaient les réservoirs, mais il y en avait un bon nombre.

Nous fûmes violemment rejetés en arrière. Pour mon père, le choc fut encore plus brutal que pour moi qui étais déjà ligoté à mon siège. Il fut projeté contre son dossier et sa larve, ouverte et sans défense, se trouva coincée entre son siège et lui.

Elle éclata comme un fruit mûr.

Mon père fut secoué de ce réflexe effrayant, total, de ce spasme de tous les muscles que j’avais déjà eu trois fois l’occasion d’observer. Il rebondit en avant contre le volant, le visage convulsé, les doigts crispés.

L’autavion piqua vers le sol.

Assis sur mon siège, je le voyais descendre – si l’on peut appeler être assis, le fait de se trouver maintenu de force sur son siège par une ceinture. Si le corps de mon père n’avait pas irrémédiablement déréglé les organes de commande, j’aurais peut-être pu faire quelque chose – peut-être même redresser l’avion, avec mes pieds… J’essayai, mais sans résultat.

Les commandes devaient être non seulement déréglées mais coincées.

L’altimètre cliquetait allègrement. Nous étions déjà descendus à 3 000 mètres avant que j’eusse eu le temps d’y jeter un coup d’œil. Il passa à 2 500, à 2 000, à 1 500 mètres et nous amorçâmes notre dernier kilomètre.

À cinq cents mètres, le contrôle radar fonctionna et les lance-fusées avant entrèrent successivement en action. Chaque fois la ceinture me coupait brutalement l’estomac. Je me croyais déjà sauvé, car je voyais l’autavion se redresser… J’aurais bien dû me douter que c’était impossible puisque le corps de mon père bloquait le volant…

J’avais encore un peu d’espoir au moment où nous heurtâmes le sol…

En revenant à moi, j’eus conscience d’un léger mouvement de balançoire. Ce mouvement m’agaçait. Je voulais le faire cesser. Le moindre déplacement me causait des souffrances insupportables. Je parvins à ouvrir un œil, l’autre s’y refusant obstinément. Je cherchai d’un regard morne la raison de cet agaçant mouvement.

Au-dessus de moi je voyais le plafond de l’autavion, mais je dus le regarder un bon moment avant de comprendre ce que je voyais. Cela me donna le temps de me rappeler qui j’étais et ce qui m’était arrivé. Je me rappelai la chute en piqué, le choc… et je compris que nous devions avoir heurté non pas le sol, mais une masse liquide. Le golfe du Mexique peut-être ? Au fond cela m’était parfaitement égal.

Pris d’un brusque accès de chagrin, je me mis à pleurer mon père…

La ceinture brisée de mon siège me battait les flancs. Mes mains et mes chevilles étaient toujours liées, et il me semblait que j’avais un bras cassé. J’avais un œil fermé et je ne pouvais respirer sans douleur. Je renonçai à dénombrer mes blessures. Mon père n’était plus aplati contre le volant et cela m’étonna. Au prix d’un douloureux effort, je parvins à tourner la tête sur le côté, pour voir tout l’intérieur de l’autavion de mon œil valide. Mon père gisait non loin de moi ; sa tête était à moins d’un mètre de la mienne. Il était couvert de sang et tout froid. J’eus la certitude qu’il était déjà mort. Je crois que je mis près d’une demi-heure à parcourir les quelques centimètres qui nous séparaient.

J’étais allongé à côté de lui, presque joue contre joue. Je ne pouvais percevoir chez lui aucun signe de vie. Dans la position bizarre de pantin disloqué où il se trouvait, il paraissait impossible qu’il ne fût pas mort.

« Papa…», dis-je d’une voix rauque.

« Papa ! » répétai-je, cette fois dans un véritable hurlement.

Ses paupières battirent, mais il n’ouvrit pas les yeux.

« Bonjour petit, murmura-t-il. Merci, mon garçon, merci…»

Sa voix s’éteignit.

J’aurais voulu le secouer, mais je ne pouvais que crier.

« Papa ! Réveillez-vous ! Comment ça va ? »

De nouveau, il me parla. Chaque parole semblait lui coûter un effort prodigieux. « Ta mère… m’a dit de te dire… qu’elle était… fière de toi. » Sa voix s’éteignit de nouveau. Sa respiration déjà difficile avait pris cette redoutable résonance de feuilles mortes froissées qui annonce le dernier râle.

« Papa, sanglotai-je, il ne faut pas mourir… Je ne peux pas me passer de vous. »

Il ouvrit les yeux tout grands. « Mais si, mais si, mon petit. » Il s’arrêta, fit un nouvel effort, et ajouta : « J’ai mal, tu sais mon petit. » Il referma les yeux.

J’eus beau crier, hurler, je ne pus rien en tirer de plus. Je laissai bientôt mon visage retomber contre le sien et mes larmes se mêler au sang et au cambouis dont il était couvert.

CHAPITRE XXXV

Et maintenant il s’agit de nettoyer Titan !

Nous autres qui faisons partie de l’expédition avons tous collaboré à ce rapport. Si nous n’en revenons pas, ce sera le legs que nous transmettrons à tous les hommes libres. Il contient ce que nous savons des parasites de Titan, de leurs méthodes, des précautions que l’on doit prendre contre eux. Car Kelly avait raison : les hommes n’auront plus jamais la même vie qu’avant. Malgré le succès de l’opération « Pitié », il est impossible d’être sûr que toutes les larves sont mortes. La semaine dernière, du côté du Yukon, on a abattu un ours grizzly qui avait une bosse…

Les humains devront toujours rester sur leurs gardes, surtout dans vingt-cinq ans, si nous ne sommes pas revenus, et si les soucoupes volantes réapparaissent. Nous ne savons pas pourquoi les monstres de Titan suivent ce cycle de vingt-neuf ans, correspondant à l’année saturnienne, mais c’est un fait. La raison en est peut-être toute simple ; chez nous aussi, bien des cycles biologiques correspondent à l’année terrestre. Nous espérons qu’ils ne sont actifs qu’à une seule période de leur « année ». Dans ce cas l’opération « Vengeance » se trouvera considérablement simplifiée. Mais nous n’y comptons pas trop. Je pars (que Dieu me pardonne !) en qualité de spécialiste en psychologie exotique appliquée, mais je suis aussi un combattant, comme nous le sommes tous, du cuistot à l’aumônier. Notre expédition n’est pas une plaisanterie et nous avons l’intention de démontrer à ces larves qu’elles ont commis une erreur impardonnable en s’attaquant à la forme de vie la plus coriace, la plus impitoyable, la plus redoutable, la plus infatigable et aussi la plus parfaite de notre coin commun de la galaxie. L’homme est un être que l’on peut tuer, mais non pas dompter.