Elle prit mon bras qu’une onde de chaleur parcourut aussitôt.
« Je vous en prie, Sam ! Je vous demande pardon, là…»
Je m’assis en souriant.
« Dans ce cas, rien ne pourrait me déterminer à partir. Je n’ai pas l’intention de vous quitter des yeux avant de connaître votre numéro de téléphone, votre adresse personnelle et la vraie couleur de vos cheveux.
— Don Juan, dit-elle doucement, vous ne connaîtrez rien du tout ! »
Elle replongea ostensiblement la tête dans son appareil de lecture et ne fit plus attention à moi.
L’orifice du tube automatique de distribution claqua et mes bobines roulèrent dans la corbeille. Je les alignai sur la table à côté du second appareil de lecture. L’une d’elles alla rouler contre celles que Mary avait empilées et les culbuta. Je ramassai celle que je croyais être la mienne et jetai un coup d’œil sur son extrémité. J’avais du reste choisi le mauvais bout car je ne vis qu’un numéro de série et ce mystérieux dessin pointillé que seul peut déchiffrer le sélecteur automatique. Je le retournai, lus l’étiquette de la boîte et plaçai la bobine sur mon tas personnel.
« Hé là, dit Mary, celle-là est à moi.
— Des clous, répliquai-je poliment.
— Mais je vous assure ! C’est justement celle-là dont je vais avoir besoin. »
Cela peut exiger du temps, mais je finis toujours par me rendre à l’évidence, Mary n’était pas venue à la bibliothèque pour y étudier l’histoire de la chaussure. Je pris plusieurs de ses films et en déchiffrai les étiquettes.
« C’est donc pour cela que rien de ce que je cherchais n’était disponible, dis-je. Mais vous n’avez pas travaillé consciencieusement. Il vous en manque. »
Je poussai mes propres films vers elle.
Mary les regarda et réunit toutes les bobines en un seul tas.
« Nous partageons, ou nous voyons tout, l’un après l’autre ? dit-elle.
— Partageons-les pour défricher le terrain et revoyons ensemble ce qui sera intéressant, proposai-je. Mais dépêchons-nous. »
J’avais beau avoir vu le parasite fixé sur l’échine du pauvre Barnes, le Patron avait eu beau m’affirmer qu’une « soucoupe volante » s’était bel et bien posée dans l’Iowa, je n’étais pas préparé à la masse de preuves que j’allais trouver ensevelies au fond de cette bibliothèque. Au diable Digby et son intégrale ! Les preuves étaient irréfutables. Ce n’était pas une fois, mais plusieurs, que la Terre avait reçu des visiteurs venus du ciel.
Les documents remontaient bien plus haut que la date à laquelle nous avions conquis l’espace. Certains dataient du XVIIe siècle et même d’avant, mais il était impossible d’utiliser des « faits » notés à une époque où la « science » ne se référait encore qu’à Aristote. Les premiers documents sérieux dataient des années 1940 à 1950 ; il y en avait une deuxième série vers 1980. Une idée me frappa tout à coup et je me mis à relever des dates. Les apparitions d’objets mystérieux dans le ciel semblaient suivre un cycle de quelque trente ans. Une analyse statistique de ces phénomènes pourrait avoir son intérêt…
Les soucoupes volantes semblaient liées en quelque façon à de mystérieuses disparitions de personnes. Non seulement parce que les documents les concernant étaient classés dans la même série que les serpents de mer, les pluies de sang et autres bizarreries de la nature ; mais aussi parce que, dans plusieurs cas solidement établis, des pilotes qui avaient pris en chasse les « soucoupes » n’étaient jamais revenus à leurs bases, ni nulle part ailleurs. Officiellement, ils avaient été considérés comme ayant atterri dans des zones désertiques – ce qui était une échappatoire un peu trop facile.
Il me vint une autre idée encore. Je tâchai de voir si l’on pouvait ou non observer des maxima tous les trente ans dans le nombre des disparitions mystérieuses, et dans l’affirmative si le cycle coïncidait avec celui des objets étranges apparus dans le ciel. Il était difficile de se faire une certitude, car les cas étaient trop nombreux et les fluctuations pas assez importantes. Trop de gens disparaissent en effet chaque année pour d’autres raisons. Pourtant bon nombre de documents capitaux avaient été longtemps conservés et tous n’avaient pas disparu dans les bombardements. Je pris note de quelques références pour les communiquer aux analystes professionnels.
Mary et moi n’échangeâmes pas trois paroles de la soirée. Finalement, nous nous levâmes en nous étirant avec lassitude. Je donnai de la monnaie à Mary pour qu’elle puisse payer les bobines de notes qu’elle avait prises (pourquoi donc les femmes n’ont-elles jamais de monnaie ?) et je payai les miennes.
« Alors ? demandai-je. Quel est le verdict ?
— Je me fais l’effet d’un moineau qui a construit son nid dans une descente de gouttière !
— Dans ce cas, faisons comme lui. Dédaignons les leçons de l’expérience et reconstruisons notre nid à la même place.
— Oh ! non, Sam. Il faut faire quelque chose. Tout se recoupe trop bien. Cette fois-ci ils ont l’intention de rester.
— C’est possible. Je le croirais volontiers.
— Alors que fait-on ?
— Ma jolie, nous allons bientôt apprendre qu’au pays des aveugles les borgnes n’ont pas la vie drôle !
— Ne soyez pas cynique. Nous n’avons pas le temps.
— Non, c’est vrai. Fichons le camp d’ici. »
Il faisait presque jour et la bibliothèque était à peu près déserte.
« J’ai une idée, dis-je : nous allons acheter un baril de bière et le transporter à mon hôtel, nous le mettrons en perce et nous discuterons la question à fond.
— Pas dans votre chambre, dit-elle en secouant la tête.
— Enfin, c’est pourtant du travail sérieux, il me semble.
— Venez plutôt chez moi. Ce n’est qu’à deux cents kilomètres d’ici. Je vous invite à partager mon petit déjeuner.
— Voilà l’offre la plus sympathique qu’on m’ait faite de la soirée ! Mais sérieusement pourquoi pas mon hôtel ? Cela nous gagnerait une demi-heure de voyage.
— Vous ne voulez pas venir chez moi ? Je ne mords pas, vous savez !
— Tant pis ! Mais je suis surpris que vous ayez si vite changé d’avis.
— Qui sait », dit-elle avec un sourire qui creusa des fossettes sur ses joues, « je veux peut-être vous faire constater qu’il y a des pièges à loup autour de mon lit. Ou vous prouver que je sais faire la cuisine. »
Je hélai un taxi qui nous emmena chez elle.
Elle commença par examiner soigneusement tout son appartement.
« Tournez-vous, dit-elle en revenant vers moi. Je veux vous tâter le dos.
— Pour quoi faire ?
— Mais tournez-vous donc ! »
Je m’exécutai. Elle m’appliqua un bon coup de poing entre les omoplates. « Et maintenant à votre tour, dit-elle.
— Avec plaisir. »
Je ne m’en acquittai pas moins consciencieusement de ma tâche pour cela, car j’avais compris ce qu’elle avait en tête. Il n’y avait rien sous ses vêtements – rien que son corps charmant et toute une panoplie d’engins destructeurs.
Elle se retourna avec un soupir.
« C’est pour cela que je ne voulais pas venir à votre hôtel, expliqua-t-elle. C’est maintenant la première fois depuis que j’ai vu cette chose sur le dos de Barnes que je me sens en sûreté. Mon appartement est étanche. Je coupe l’arrivée d’air et je laisse tout hermétiquement fermé chaque fois que je sors.
— Et les conduites du conditionnement d’air ?
— Je ne l’ai pas fait marcher. J’ai ouvert une des bonbonnes de réserve à la place. Et maintenant, occupons-nous de choses sérieuses. Que voulez-vous prendre ?