— … devions le faire, lui disait-il, et Ann se demanda si elle l’avait interrogé à ce sujet. Si nous ne faisons rien, ils vont mettre ce monde en pièces. Ils vont le cultiver jusqu’au sommet des quatre grands.
Cela faisait tellement écho à ce qu’elle s’était dit au bord de la caldeira qu’elle éprouva une nouvelle secousse, mais elle reprit son empire sur elle-même et dit :
— Nous devons agir dans le cadre des discussions, Kasei, sinon nous allons déclencher une guerre civile !
— Nous sommes une minorité, Ann. Les cadres se fichent des minorités.
— Je n’en suis pas si sûre. C’est à ça que nous devons travailler. Et même si nous optons pour la résistance active, ça n’a pas besoin d’être ici et maintenant. Inutile que des Martiens tuent d’autres Martiens.
— Ce ne sont pas des Martiens.
Cette lueur dans son regard… Quelque chose dans son expression lui rappelait Hiroko, son éloignement par rapport au monde ordinaire. En cela, il ne ressemblait pas du tout à John. Le pire des deux parents… Ils avaient donc un nouveau prophète, qui parlait une nouvelle langue.
— Où es-tu, à présent ?
— À Sheffield Ouest.
— Et que vas-tu faire ?
— Prendre le Socle et détruire le câble. C’est nous qui avons les armes et l’expérience. Je ne pense pas que ça nous pose beaucoup de problèmes.
— Vous ne l’avez pas abattu au premier essai.
— Trop sophistiqué. Cette fois, nous nous contenterons de le sectionner.
— Je pensais que ce n’était pas comme cela qu’il fallait s’y prendre.
— Ça va marcher.
— Kasei, je pense que nous devrions négocier avec les Verts.
Il secoua la tête d’un air excédé, révolté de la voir se dégonfler au moment de passer à l’action.
— Nous négocierons quand le câble sera tombé. Écoute, Ann, il faut que j’y aille. Ne reste pas dans la trajectoire.
— Kasei !
Mais il était parti. Personne ne l’écoutait plus, ni ses ennemis, ni ses amis, ni sa famille. Elle allait quand même être obligée d’appeler Peter. Il faudrait qu’elle tente à nouveau de raisonner Kasei. Il vaudrait mieux qu’elle soit sur place si elle voulait se faire entendre de lui comme elle avait réussi à le faire avec Nadia. Oui, elle en était là : pour qu’ils l’écoutent, elle devait maintenant leur crier sous le nez.
La crainte de rester coincée autour de Pavonis Est l’incita à poursuivre vers l’ouest à partir de Lastflow, en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme la veille, afin de prendre les forces rouges à revers, ce qui, tout bien considéré, était probablement la meilleure approche. Lastflow était à cent cinquante kilomètres environ de la limite ouest de Sheffield, et tout en faisant rapidement le tour du cratère, juste en marge de la piste, elle tenta de joindre les diverses unités basées sur la montagne, en vain. La fréquence était brouillée par des parasites explosifs sans doute dus aux combats qui faisaient rage à Sheffield, et ces brutales éruptions de bruit blanc lui remirent en mémoire des souvenirs terrifiants de 61. Elle grimpa sur l’étroite banquette extérieure de la piste, plus lisse et qui permettait d’aller plus vite, et poussa le patrouilleur au maximum de sa vitesse – cent kilomètres heure, puis davantage. Elle roulait à tombeau ouvert, tiraillée entre l’espoir d’empêcher le désastre d’une guerre civile, l’impression que tout cela n’était qu’un terrible rêve et, par-dessus tout, l’angoisse d’arriver trop tard, trop tard. Elle arrivait toujours trop tard dans les situations de ce genre. Des champignons de vapeur blanche piquetés d’étoiles apparurent subitement dans le ciel, au-dessus de la caldeira. Des explosions dues, de toute évidence, à l’interception des missiles visant le câble et qui éclataient comme des fusées de feu d’artifice mouillées. Leur concentration était plus forte au-dessus de Sheffield et spécialement dans la région du câble, mais ces nuages planaient sur tout le sommet du volcan, puis dérivaient vers l’est, emportés par le jet-stream. Certains de ces missiles étaient abattus très loin de leur cible.
Elle était tellement absorbée par la contemplation du combat silencieux qui faisait rage dans le ciel qu’elle faillit percuter la première tente de Sheffield, déjà crevée. Au fur et à mesure que la ville s’étendait vers l’ouest, de nouvelles tentes avaient été accolées aux précédentes, comme des coussins de lave. Les moraines de construction situées à l’extérieur de la dernière tente étaient à présent jonchées de pièces de matériau pareilles à des échardes de verre, et la peau de la tente avait disparu entre les éléments de structure subsistants, en forme de ballon de football. En passant sur un agrégat de roches basaltiques, son patrouilleur se mit à tanguer violemment. Elle freina, s’approcha lentement de la paroi. Les portes du sas réservé aux véhicules étaient verrouillées. Elle enfila sa combinaison, son casque, et quitta son véhicule. Le cœur battant à rompre, elle se dirigea vers la paroi de la ville et entra dans Sheffield en passant par le trou.
Les rues étaient désertes. Des bouts de verre et de bambou, des briques cassées et des poutres de magnésium tordues jonchaient l’herbe des rues. À cette altitude, quand la tente était crevée, les bâtiments en surpression explosaient comme des ballons de baudruche. Les trous noirs des fenêtres béaient, pareils à des bouches de cadavres. Çà et là, le rectangle d’une fenêtre intacte gisait à terre, tel un grand bouclier de cristal. D’autres fois, c’était un corps au visage couvert de givre ou de poussière. Il y avait sûrement eu beaucoup de morts, les gens n’avaient plus l’habitude de penser à la décompression. C’était l’obsession des colons, dans le temps. Mais plus aujourd’hui.
Ann continua à marcher vers l’est.
— J’appelle Kasei, Dao, Marion ou Peter, répétait-elle inlassablement dans son bloc de poignet.
Mais personne ne répondait.
Elle suivit une rue étroite le long de la paroi sud de la tente. Le soleil aveuglant découpait des ombres noires, tranchantes. Certains bâtiments avaient résisté, leurs fenêtres étaient encore en place et il y avait de la lumière à l’intérieur. On ne voyait évidemment personne. Vers l’avant, le câble était à peine visible, balafre noire, se dressant à la verticale de Sheffield Est, telle une ligne géométrique matérialisée dans le monde réel.
La fréquence d’urgence des Rouges était un signal transmis sur une longueur d’onde fluctuante, synchronisée au moyen d’un codage. Ce système permettait d’éviter la plupart des méthodes de brouillage ; néanmoins, Ann fut surprise quand une voix croassante s’éleva de son poignet : « Ann, c’est Dao. Je suis là. »
Elle l’aperçut alors lui faisant de grands signes depuis la porte du sas de secours d’un bâtiment. Il s’activait avec un groupe d’une vingtaine de personnes autour de trois lance-missiles mobiles. Ann courut se glisser dans le sas à ses côtés.
— Il faut arrêter ça ! s’écria-t-elle.
Dao accusa le coup.
— Nous avons presque pris le Socle.
— Et après ?
— Ça, c’est à Kasei qu’il faut le demander. Il est là ; il part pour Arsiaview.
L’un des missiles fusa avec un sifflement étouffé dans l’air raréfié. Dao se remit à la tâche. Ann repartit au trot, en prenant soin de raser les murs. C’était risqué, mais elle se fichait pas mal de se faire tuer ; en cet instant, elle n’avait peur de rien. Peter était là, à Sheffield, à la tête des révolutionnaires verts. Ils avaient réussi à garder les forces de sécurité de l’ATONU prisonnières du câble et sur Clarke. Ce n’étaient donc pas du tout les jeunes manifestants pacifistes, les indigènes frustrés pour lesquels Kasei et Dao semblaient les prendre. Ses enfants spirituels montant une attaque sur le seul vrai fils de sa chair, et manifestement sûrs d’avoir sa bénédiction… Comme ils l’avaient naguère eue. Mais à présent…