Ann lui parla de son plan. Il acquiesça.
— Au bout d’un moment, il faudra qu’ils aillent plus loin, dit-il.
Ann ne put se retenir.
— C’était stupide d’attaquer le câble !
— Je sais, acquiesça Coyote avec lassitude.
— Tu n’as pas essayé de les en dissuader ?
— Si, répondit-il en se rembrunissant encore. Kasei est mort ?
— Oui.
Le visage de Coyote se crispa comme s’il allait pleurer.
— Seigneur… Les salauds !
Ann ne savait que dire. Elle ne connaissait pas bien Kasei, ne l’aimait pas beaucoup. Alors que Coyote l’avait vu naître, dans la colonie cachée d’Hiroko. Quand il était petit, il l’emmenait dans ses expéditions furtives, d’un bout à l’autre de Mars. Des larmes dévalaient les joues crevassées de Coyote. Ann serra les dents.
— Tu pourrais les emmener à Aganippe ? demanda-t-elle. Je m’occupe des gens de Pavonis Est.
Coyote hocha la tête.
— Compte sur moi pour les faire descendre en vitesse. On se retrouve à la gare Ouest.
— Je vais les prévenir.
— Les Verts vont t’en vouloir à mort.
— Qu’ils aillent se faire foutre, les Verts !
Une partie du Kakaze se faufila dans la gare Ouest de Sheffield, dans un crépuscule morne, fumeux. De petits groupes de gens aux yeux hagards dans des faces blêmes de colère, portant des combinaisons noires de crasse. Quel gâchis. Ils n’étaient plus que trois ou quatre cents à partager les mauvaises nouvelles du jour. En voyant Coyote se glisser à l’arrière, Ann se leva et parla de façon à être entendue de chacun d’eux, consciente comme elle ne l’avait jamais été de sa position de première Rouge. De ce que ça signifiait à présent. Ces gens avaient cru en elle, et ils étaient là, battus et encore heureux d’être en vie, des amis morts dans tous les coins de la ville, à l’est.
— Qu’est-ce qui vous a pris de donner l’assaut ? s’écria-t-elle, incapable de se retenir plus longtemps. Ça a marché à Burroughs, mais la situation était différente. Ici, c’était une idée déplorable. Des gens qui auraient pu vivre mille ans sont morts. Le câble ne valait pas ça. Nous allons être obligés de retourner dans l’underground et de guetter la prochaine occasion, la prochaine véritable occasion.
Ses paroles suscitèrent des réactions véhémentes, des cris de rage.
— Non, non ! Jamais ! Il faut abattre le câble !
Ann attendit qu’ils se taisent. Puis elle leva la main et le silence revint lentement.
— Attaquer les Verts maintenant se retournerait contre nous à coup sûr. Ça ne servirait qu’à donner aux métanats un prétexte pour revenir. Et ce serait bien pire que de devoir composer avec un gouvernement d’indigènes. Avec les Martiens, au moins, on peut discuter. La partie environnementale des accords de Dorsa Brevia nous donne certains moyens d’action. Nous n’aurons qu’à continuer à faire de notre mieux. Repartir d’un bon pied, ailleurs. Vous avez compris ?
Ce matin, ils n’auraient pas compris. Et ils n’en avaient pas plus envie maintenant. Elle fit taire les protestations d’un regard. Le fameux regard foudroyant d’Ann Clayborne… Beaucoup d’entre eux avaient rejoint la lutte à cause d’elle, à l’époque où l’ennemi était l’ennemi et la lutte souterraine une véritable alliance de travail efficace, souple et non exempte de fissures, mais dont tous les éléments étaient plus ou moins du même côté.
Ils baissèrent la tête, admettant à leur corps défendant que si Clayborne était contre eux, ils n’auraient plus de leader moral. Et sans elle – sans Kasei, sans Dao – face à la masse des Verts indigènes, solidement unis, eux, sous la conduite de Nirgal, de Jackie, et de Peter, le traître…
— Coyote va vous faire quitter Tharsis, reprit Ann, une drôle de sensation au creux de l’estomac.
Elle quitta la pièce, sortit de la gare, franchit le sas et regagna son patrouilleur. Elle prit le bloc-poignet de Kasei resté sur le tableau de bord du véhicule, le lança à l’autre bout de l’habitacle et éclata en sanglots. Elle se glissa derrière le volant et s’efforça de reprendre son calme. Puis elle mit le contact et partit à la recherche de Nadia, de Sax et des autres.
Elle finit par les retrouver à Pavonis Est, dans le labyrinthe de hangars et d’entrepôts. Quand elle passa la porte, ils la regardèrent comme si l’attaque du câble avait été son idée, comme si elle était personnellement responsable de tous les désastres qui avaient pu se produire non seulement ce jour-là mais depuis le début de la révolution. Ils la regardèrent comme ils l’avaient regardée après Burroughs, en fait. Peter était là, le fourbe, et elle se détourna de lui. Elle tenta aussi d’ignorer les autres, Irishka, l’air terrifiée, Jackie, les yeux rouges et folle de rage. Son père avait été tué ce jour-là, après tout, et bien qu’elle soit dans le camp de Peter, et donc en partie responsable de la réaction meurtrière à l’offensive des Rouges, il était clair à la voir qu’on lui paierait ça. Ann les ignora tous, elle alla voir Sax qui était assis devant un écran, dans son cagibi, tout au bout de la grande salle. Il lisait de longues colonnes de chiffres en marmonnant des choses à son IA. Ann passa la main entre son visage et l’écran, et il leva les yeux, surpris.
Chose étrange, il était le seul de toute la bande à ne pas donner l’impression de lui en vouloir. En fait, il la regarda en inclinant légèrement la tête sur le côté, avec une curiosité d’oiseau qui ressemblait presque à de la sympathie.
— C’est bête pour Kasei, fit-il. Et pour les autres. Je suis content que vous vous en soyez sortis, Desmond et toi.
Elle lui raconta rapidement, à voix basse, où elle avait envoyé les Rouges et ce qu’elle leur avait dit de faire.
— Je pense pouvoir les empêcher de tenter d’autres attaques directes sur le câble, ajouta-t-elle. Et tout acte de violence, à court terme au moins.
— Bien, répondit Sax.
— Mais c’est donnant, donnant, reprit-elle, et si tu ne me donnes pas ce que je veux, je leur lâche la bride et tu les auras sur le dos jusqu’à la fin des temps.
— La soletta ? avança-t-il.
Elle ouvrit de grands yeux. Il avait dû l’écouter plus attentivement qu’elle ne le croyait.
— Oui.
Il fronça les sourcils comme s’il réfléchissait intensément.
— Ça pourrait provoquer une sorte d’ère glaciaire, dit-il enfin.
— Tant mieux.
Il la regarda tout en réfléchissant. Elle pouvait voir les rouages cliqueter dans son cerveau, par éclairs rapides ou par spasmes : une ère glaciaire, l’atmosphère raréfiée, le terraforming ralenti, les nouveaux écosystèmes détruits – peut-être compensés –, les gaz de serre. Et ainsi de suite, de proche en proche. C’était presque amusant de lire à livre ouvert sur le visage de cet étranger, de voir ce frère haï chercher une échappatoire. Mais il aurait beau chercher, la chaleur était le moteur principal du terraforming, et sans la soletta, Mars en serait réduite à son niveau normal d’ensoleillement, donc ramenée à un rythme plus « naturel ». Les choses étant ce qu’elles étaient, il se pouvait que la stabilité inhérente à cette approche séduise même ce conservateur de Sax.
— D’accord, dit-il.
— Tu peux t’engager pour eux ? demanda-t-elle avec un mouvement dédaigneux du menton par-dessus son épaule en direction des autres, comme si ses plus vieux compagnons n’étaient pas parmi eux, comme si c’étaient des technocrates de l’ATONU, des fonctionnaires de métanats.
— Non, répondit-il. Ça n’engage que moi, mais je sais comment faire pour nous débarrasser de la soletta.