— Tu le ferais contre leur volonté ?
— Je devrais pouvoir arriver à les convaincre, dit-il en fronçant les sourcils. Et dans le cas contraire, je sais que je peux compter sur l’équipe de Da Vinci. Ils aiment les défis.
— Entendu.
Elle se redressa. Elle savait qu’elle n’en tirerait rien de plus. Au fond, elle n’en revenait pas. Elle était sûre qu’il refuserait. Et maintenant qu’il avait accepté, elle se rendait compte qu’elle était encore furieuse, écœurée. Cette concession, enfin obtenue, ne voulait rien dire. Ils trouveraient d’autres moyens de réchauffer l’atmosphère, et elle savait que Sax ferait valoir cet argument, entre autres : Laissez-lui la soletta, leur dirait-il, elle tient les Rouges en laisse. Et puis continuez votre boulot.
Elle quitta la salle sans un coup d’œil aux autres, sortit de l’entrepôt et récupéra son patrouilleur.
Pendant un moment, elle conduisit sans rien voir, sans même savoir où elle allait. Fiche le camp, c’est tout, fiche le camp de là. Elle partit aveuglément vers l’ouest et dut bientôt s’arrêter, ou elle serait passée par-dessus le bord du cratère.
Elle freina au dernier moment.
Encore abasourdie, un goût amer dans la bouche, les tripes nouées, tous les muscles tendus à en avoir mal, elle regarda par le pare-brise. Des panaches de fumée montaient de Sheffield et de Lastflow, mais aussi d’une douzaine d’endroits sur la large lèvre qui entourait la caldeira. Aucun signe du câble au-dessus de Sheffield, pourtant il était toujours là. La base était reconnaissable à un nuage de fumée plus dense qu’un vent âpre, léger, chassait vers l’est. Encore une bannière sur le pic, emportée par le jet-stream qui soufflait inlassablement. Le temps était un vent qui les emportait tous. Les volutes de fumée maculaient le ciel obscur, masquant par endroits les étoiles qui brillaient, innombrables, une heure avant le coucher du soleil. On aurait dit que le vieux volcan allait s’éveiller, qu’il sortait de son long sommeil et se préparait à entrer en éruption. À travers la fumée impalpable, le soleil était un disque rouge sang, éclatant, semblable à une planète primitive en fusion, qui, par contagion, maculait de rouille et d’écarlate les lambeaux de fumée épars. Mars la Rouge.
Sauf que Mars la Rouge avait disparu, s’était envolée, et ne reviendrait pas. Soletta ou pas, ère glaciaire ou non, la biosphère croîtrait, se multiplierait et finirait par tout recouvrir. Il y aurait un océan au nord, des lacs au sud, des rivières, des forêts, des prairies, des villes et des routes ; elle les voyait d’ici. Des torrents de boue s’abattraient des nuages blancs sur les antiques highlands, pendant que la populace indifférente construirait des villes à toute vitesse, le long fleuve de la civilisation engloutissant son monde.
DEUXIÈME PARTIE
Aréophanie
1
Pour Sax, ça ressemblait au moins rationnel des conflits : la guerre civile ; deux groupes qui avaient beaucoup plus d’intérêts en commun que de points de désaccord et qui se tapaient dessus quand même. On ne pouvait malheureusement pas obliger les gens à effectuer une analyse de rendement. Il n’y avait rien à faire. À moins… à moins d’identifier un problème crucial qui amenait l’un des camps, ou les deux, à recourir à la violence, et de tenter d’y remédier.
Dans ce cas précis, il était clair que le problème crucial était le terraforming. Un sujet auquel Sax était étroitement associé. On pouvait considérer cela comme un inconvénient, dans la mesure où un médiateur se devait, dans l’idéal, d’être neutre, mais d’un autre côté, ses actes parlaient en faveur de l’effort de terraforming. S’il faisait un geste, il prendrait beaucoup plus de valeur venant de lui. Il fallait faire une concession aux Rouges, une véritable concession, dont la réalité multiplierait la valeur symbolique par un facteur exponentiel incalculable. La valeur symbolique : c’était un concept que Sax s’efforçait désespérément de maîtriser. Il avait des problèmes avec toutes sortes de mots, maintenant, et il avait souvent recours à l’étymologie pour tenter de les cerner. Il jeta un coup d’œil à son bloc-poignet : symbole, « ce qui représente autre chose », du latin symbolum, lui-même issu d’un mot grec signifiant « rapprocher ». Exactement. Cette notion de rapprochement lui était étrangère, c’était une notion émotionnelle, pour ainsi dire irréelle, et pourtant d’une importance vitale.
L’après-midi de la bataille de Sheffield, il appela Ann. La communication fut brève. Il tenta de lui parler et n’y arriva pas. Ne sachant que faire, il prit un patrouilleur et alla la chercher au bord de la cité ravagée. Il était désespérant de voir les dégâts que pouvaient faire quelques heures de combat. Des années de travail réduites en ruines fumantes. La fumée n’était pas composée de particules de matière calcinée mais plutôt de fines cendres volcaniques en suspension, que le jet-stream emportait vers l’est. Le câble se dressait au milieu de ce désastre, ligne noire de filaments de nanotubes carboniques.
Les Rouges ne donnaient plus signe de résistance. Il n’avait donc aucun moyen de localiser Ann. Elle ne répondait pas à ses appels. Alors Sax retourna au complexe de Pavonis Est, en proie à un vif sentiment de frustration.
Il la vit tout de suite quand elle entra dans le grand entrepôt. Elle venait vers lui, fendant la foule comme si elle voulait lui plonger un poignard dans le cœur. Il songea avec désespoir que leurs relations se résumaient à une longue succession d’entretiens désagréables. Tout récemment encore, ils s’étaient chamaillés à propos du tracé de la ligne qui partait de la gare de Libya. Il se souvenait qu’elle avait évoqué la suppression de la soletta. Ce serait une déclaration symbolique d’une grande force. Et l’idée qu’un élément calorifique majeur du terraforming puisse être aussi fragile l’avait toujours mis mal à l’aise.
Alors quand elle avait dit : « C’est donnant, donnant », il avait cru comprendre à quoi elle pensait et il avait suggéré de retirer les miroirs avant qu’elle ne lui en parle. Elle n’en était pas revenue. Il lui avait coupé l’herbe sous le pied, et du coup, sa terrible colère était un peu retombée, la laissant en proie à quelque chose de beaucoup plus profond – du chagrin, du désespoir, comment savoir ? Il est vrai que beaucoup de Rouges étaient morts ce jour-là, et tous leurs espoirs avec. « Je suis désolé pour Kasei », avait-il dit.
Elle avait feint de ne pas l’entendre et lui avait arraché la promesse de supprimer les miroirs spatiaux. Il avait calculé la perte de lumière résultante et s’était retenu d’accuser le coup. L’insolation diminuerait de près de vingt pour cent. C’était énorme. « Ça pourrait provoquer une nouvelle ère glaciaire », avait-il marmonné. « Tant mieux », avait-elle répondu.
Mais elle n’était pas satisfaite. Sa concession ne lui avait apporté, au mieux, qu’une maigre consolation ; il l’avait compris en la voyant quitter la pièce, les épaules raides. Il espérait que ses troupes seraient plus faciles à contenter. En tout cas, il fallait le faire. Ça pourrait mettre fin à une guerre civile. Évidemment, un grand nombre de plantes mourraient, surtout en altitude, et tout l’écosystème en serait affecté à un degré ou à un autre. Une nouvelle ère glaciaire, ça ne faisait pas un pli. À moins qu’ils ne réagissent très efficacement. Mais si ça permettait de mettre fin aux combats, ça valait encore le coup.