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— Il serait facile de déclarer que tout ce qui se trouve au-dessus du kilomètre huit est zone naturelle, dit Sax. Et doit être préservé dans son état primitif.

— Et les bactéries ? objecta Michel. Les lichens ?

— Bah, sans doute. Mais est-ce que ça a de l’importance ?

— Ça en a pour Ann.

— Mais pourquoi, Michel ? Pourquoi est-elle comme ça ?

Michel haussa les épaules.

Au bout d’un long moment, il reprit :

— C’est sûrement plus complexe que ça, mais je pense que ça tient du refus de la vie. Elle s’est tournée vers la pierre comme si c’était une chose fiable. Elle a été martyrisée dans son enfance, tu le savais ?

Sax secoua la tête. Il essaya d’imaginer ce que ça pouvait vouloir dire.

— Son père est mort et sa mère s’est remariée quand elle avait huit ans, reprit Michel. Son beau-père lui a fait subir des sévices dès qu’il a mis les pieds chez elle. Quand elle a eu seize ans, elle est allée vivre chez la sœur de sa mère. Je lui ai demandé en quoi consistaient ces mauvais traitements, mais elle m’a répondu qu’elle n’avait pas envie d’en parler. Le viol, c’est le viol, disait-elle. Elle prétendait avoir presque tout oublié, de toute façon.

— Ça, je la crois.

Michel agita une main gantée.

— On en garde toujours plus de souvenirs qu’on ne pense. Plus qu’on ne voudrait, parfois.

Ils regardèrent un moment le fond de la caldeira.

— C’est difficile à croire, fit enfin Sax.

— Écoute, il y avait cinquante femmes parmi les Cent Premiers, répondit Michel d’un ton morne. Il y a des chances pour que plus d’une d’entre elles ait été violentée au cours de son existence. Pas loin de dix ou quinze, si on en croit les statistiques. Violées, frappées, maltraitées… c’est comme ça.

— C’est difficile à croire.

— Oui.

Sax se rappelait avoir flanqué à Phyllis un coup dans la mâchoire qui l’avait mise knock-out, et en avoir éprouvé une certaine satisfaction. Il devait le faire ; telle était du moins son impression sur le moment.

— Chacun a ses raisons. Ou croit en avoir, reprit Michel, et il tenta, selon sa bonne habitude, de tirer quelque chose de positif de ce qui était le mal à l’état pur. À la base de toute culture, il y a une réponse névrotique aux premières blessures psychiques de l’être humain. Avant la naissance et au tout début de la vie, l’individu connaît un bonheur océanique narcissique : il est l’univers. Puis, plus tard, à la fin de la petite enfance, il découvre qu’il est un être distinct de sa propre mère et de tout le monde. C’est un choc dont on ne se remet jamais complètement. Il peut se rabattre sur plusieurs stratégies névrotiques pour régler le problème. D’abord, se refondre dans la mère. Puis nier la mère, et transférer son idéal d’ego sur le père. Cette stratégie dure souvent jusqu’à la fin. C’est pourquoi, dans cette culture, les gens adorent leur roi, Dieu le père et ainsi de suite. L’ego idéal peut aussi se déplacer à nouveau vers des idées abstraites, ou la fraternité humaine. Il y a des tas de complexes dûment identifiés et qui ont fait l’objet de descriptions élaborées : les complexes de Dionysos, Persée, Apollon, Hercule. Tous sont névrotiques, dans la mesure où ils mènent à la misogynie, sauf le complexe de Dionysos.

— Encore un de tes carrés sémiotiques ? demanda Sax, un peu inquiet.

— Oui. Les complexes d’Apollon et d’Hercule décrivent assez bien les sociétés industrielles terrestres. Le complexe de Persée, les cultures primitives, avec de forts prolongements jusqu’à nos jours, évidemment. Trois organisations patriarcales. Elles déniaient l’aspect maternel, lié, dans le patriarcat, au corps et à la nature. Le féminin était l’instinct, le corps, la nature, alors que le principe masculin était la raison, l’esprit, la loi. Et c’est la loi qui gouvernait.

Sax, fasciné par tous ces rapprochements, ne put que dire :

— Et sur Mars ?

— Eh bien, sur Mars, il se peut que l’ego idéal retourne vers le maternel. Vers le dionysien, ou vers une sorte de réintégration post-œdipienne avec la nature que nous sommes encore en train d’inventer. Un nouveau complexe qui ne serait pas aussi susceptible de surinvestissement névrotique.

Sax secoua la tête. C’était stupéfiant de voir quel degré de complexité, d’élaboration, pouvait atteindre une pseudo-science. Une compensation technique, peut-être ; une tentative désespérée pour ressembler davantage à la physique. Mais ils ne comprenaient pas que la physique, malgré sa complexité notoire, faisait toujours des efforts méritoires pour se simplifier.

Michel, en attendant, poursuivait son raisonnement. Le capitalisme était en corrélation avec le patriarcat, disait-il. C’était un système hiérarchique dans lequel la plupart des hommes étaient économiquement exploités, traités comme des animaux, empoisonnés, trahis, bousculés, massacrés. Et, même dans les circonstances les plus favorables, constamment menacés d’être jetés par-dessus bord, fichus dehors, réduits à la misère, incapables de nourrir leurs proches, affamés, humiliés. Certains prisonniers de ce déplorable système passaient la colère que leur inspirait leur sort sur le premier venu, même si c’était un être cher, la personne la plus susceptible de leur apporter du réconfort. C’était illogique et même stupide. Brutal et stupide, oui. Michel haussa les épaules. Il n’aimait pas la conclusion à laquelle l’avait mené cet enchaînement logique. Celle de Sax était que les actes des hommes prouvaient souvent, hélas, leur stupidité. Le système limbique se tortillait parfois dans certains esprits, poursuivait Michel, tentant de redresser la barre, de fournir une explication positive. L’adrénaline et la testostérone amenaient toujours une réponse de type combat ou fuite. Dans certaines situations désespérées, un circuit de satisfaction s’établissait dans l’axe encaisser/rendre les coups, et les hommes concernés devenaient insensibles non seulement à l’amour de leur prochain, mais aussi à leur intérêt personnel. Autant dire qu’ils étaient malades.

Sax se sentait lui-même un peu malade. En un quart d’heure à peine, Michel avait fait plusieurs fois le tour du mal inhérent à la nature humaine, et les hommes de la Terre avaient encore bien des comptes à rendre. Sur Mars, ils étaient différents. Il y avait pourtant des tortionnaires à Kasei Vallis, il était bien placé pour le savoir. Mais c’étaient des colons venus de la Terre. Malade. Oui, il se sentait malade. Les jeunes indigènes n’étaient pas comme ça, hein ? Un Martien qui tapait sur une femme ou molestait un enfant serait frappé d’ostracisme, écorché vif, peut-être même lynché, il perdrait sa maison, il serait exilé dans les astéroïdes et on ne le laisserait jamais revenir, n’est-ce pas ?

C’était une voie à explorer.

Puis ses pensées revinrent à Ann. À sa façon d’être. À sa dureté. À son obsession pour la science, les pierres. Une sorte de réponse apollinienne, peut-être. Se concentrer sur l’abstrait pour nier son corps, avec toutes ses souffrances. Peut-être.

— Qu’est-ce qui pourrait l’aider, à ton avis ? reprit Sax.

Michel haussa encore une fois les épaules.

— Je me suis posé la question pendant des années. Je pense que Mars l’a aidée. Je pense que Simon et Peter l’ont aidée. Mais ils ont toujours dû garder une certaine distance. Ils n’ont pas changé ce refus fondamental qui est en elle.

— Mais elle… elle aime tout ça, fit Sax en englobant la caldeira dans un grand geste. Elle l’aime vraiment. Elle n’est pas que négation, reprit-il en réfléchissant à l’analyse de Michel. Il y a du « oui » en elle aussi. Un amour de Mars.