— Tu ne trouves pas qu’aimer les pierres et pas les gens est une sorte de… déséquilibre ? De décalage ? Ann est une tête, tu sais…
— Je sais.
— Et elle a beaucoup fait. Mais elle n’a pas l’air satisfaite.
— Elle n’aime pas ce qui est en train d’arriver à son monde.
— Non. Mais est-ce que c’est vraiment ce qui lui déplaît ? Ou qui lui déplaît le plus ? Je n’en suis pas si sûr. Ça me paraît décalé, encore une fois. Un mélange d’amour et de haine.
Sax secoua la tête, sidéré. Comment Michel pouvait-il prendre la psychologie pour une sorte de science quand elle consistait, la plupart du temps, à opérer des rapprochements ? À voir l’esprit comme une machine à vapeur, l’analogie mécanique qui s’imposait lors de la naissance de la psychologie moderne. Les gens s’étaient toujours ingéniés à comparer l’esprit à autre chose : Descartes à une horloge, les premiers victoriens aux bouleversements géologiques, l’homme du XXe siècle à l’ordinateur ou à un hologramme, celui du XXIe siècle aux IA… et les freudiens orthodoxes à la machine à vapeur. La phase de chauffage, la montée en pression, le transfert de pression, la libération, tout cela transféré dans le refoulement, la sublimation, le retour du refoulé. Sax trouvait insensé qu’on puisse prendre la machine à vapeur comme modèle de l’esprit humain. L’esprit était plutôt… à quoi aurait-on bien pu comparer l’esprit humain ? À une écologie, à un fellfield ou à une jungle, peuplée par toutes sortes de bêtes étranges. Ou à un univers, plein d’étoiles, de quasars et de trous noirs. Bon, c’était peut-être un peu grandiose. En fait, c’était plutôt un ensemble complexe de synapses et d’axones, de jaillissements d’énergie chimique, comme un orage dans l’atmosphère. Une tempête dans le ciel. Le temps, voilà : les perturbations, les orages psychologiques, les zones de haute et de basse pression, les tourbillons – les jet-streams des désirs biologiques, puissants, changeants, tournant sans cesse… la vie dans le vent. Enfin… une sorte de conglomérat hasardeux. En réalité, on ne comprenait pas grand-chose à l’esprit.
— À quoi penses-tu ? lui demanda Michel.
— Il y a des moments où je me fais du souci, admit Sax. Je m’interroge sur les fondements théoriques de tes diagnostics.
— Ils sont très bien étayés empiriquement. Ils sont très précis, très exacts.
— À la fois précis et exacts ?
— Bah, c’est la même chose, non ?
— Non. En termes de mesure, la précision indique à combien on est de la valeur absolue. La précision, c’est la taille de la fenêtre de mesure. Si l’incertitude est de plus cent ou moins cinquante et que la valeur absolue est de cent un, ce n’est pas très précis, mais c’est tout à fait exact. Il arrive souvent, bien sûr, qu’on ne puisse pas déterminer vraiment la valeur absolue.
Une curieuse expression envahit le visage de Michel.
— Tu es un homme exact, Sax.
— Ce ne sont que des statistiques, répliqua Sax, sur la défensive. La langue permet parfois de dire les choses avec précision.
— Et exactitude.
— Parfois.
Ils scrutèrent du regard le pays de la caldeira.
— Je voudrais l’aider, reprit Sax.
Michel hocha la tête.
— Tu l’as déjà dit. Je t’ai répondu que je n’avais pas la réponse. Pour elle, tu es le terraforming. Pour que tu sois en mesure de l’aider, il faudrait que le terraforming l’aide. Tu ne vois pas comment le terraforming pourrait faire quelque chose pour elle ?
Sax réfléchit un moment.
— Il pourrait lui permettre de sortir. De se promener dehors sans casque, et même sans masque.
— Tu crois que c’est ce qu’elle veut ?
— Je pense que tout le monde en a envie, à un niveau ou à un autre. Au niveau du cervelet. L’animal qui est en nous, tu sais. Ça paraît normal.
— Je ne sais pas si Ann est très en phase avec ses sentiments animaux.
Sax rumina un instant. Tout à coup, le paysage s’obscurcit.
Ils levèrent les yeux. Le soleil était un disque noir entouré d’une faible lueur, peut-être la couronne solaire. Tout autour, des étoiles brillaient.
Soudain, un croissant de feu les obligea à détourner le regard. C’était la couronne. Ce qu’ils venaient de voir était probablement l’exosphère illuminée.
Le paysage plongé dans l’obscurité s’éclaira à nouveau. L’éclipsé artificielle avait pris fin. Mais le soleil était nettement plus petit que quelques instants auparavant. Le vieux bouton de bronze du ciel martien ! On aurait dit un ami revenu les voir. Le monde était plus sombre, toutes les couleurs de la caldeira avaient pris un ton plus soutenu, comme si des nuages invisibles avaient masqué le soleil. Une vision très familière, en fait – la lumière naturelle de Mars retrouvée après vingt-huit ans.
— J’espère qu’Ann a vu ça, fit Sax.
Il éprouva une soudaine sensation de froid, tout en sachant fort bien que la température de l’air n’avait pas eu le temps de baisser. Et puis, il portait un scaphandre. Mais il ferait plus froid. Il songea avec tristesse aux fellfields disséminés sur toute la planète, à quatre ou cinq kilomètres d’altitude, et plus bas, aux latitudes moyennes et supérieures. À la limite du possible, tout un écosystème avait désormais commencé à mourir. Une perte d’ensoleillement de vingt pour cent : c’était pire que n’importe quelle ère glaciaire terrestre ; ça ressemblait plus à l’obscurité consécutive aux grands événements qui avaient éteint toute vie sur Terre : les événements de la fin du Crétacé, de l’Ordovicien et du Dévonien, ou pire, la catastrophe du Permien, à l’issue de laquelle près de quatre-vingt-quinze pour cent des espèces vivantes de l’époque – il y a de cela deux cent cinquante millions d’années – avaient péri. Une rupture d’équilibre, et très peu d’espèces survivaient. Celles qui en réchappaient étaient très fortes. Ou bien elles avaient eu de la chance.
— Je doute que ça lui suffise, nota Michel.
Sur ce point, Sax était prêt à le suivre. Mais pour l’instant, il avait une autre idée en tête : il pensait au meilleur moyen de compenser la perte de lumière due à la disparition de la soletta afin de limiter les dégâts occasionnés aux biomes. Si les choses se passaient comme il l’espérait, Ann avait intérêt à s’habituer à ces fellfields.
C’était Ls 123, le milieu de l’été dans l’hémisphère Nord et de l’hiver dans le Sud. On approchait de l’aphélie qui, doublée de l’altitude supérieure, faisait que l’hiver était beaucoup plus froid au Sud qu’au Nord. La température tombait régulièrement à 230 degrés kelvin, c’est-à-dire à peu près au même niveau qu’à leur arrivée sur la planète. Maintenant que la soletta et le miroir annulaire avaient disparu, le thermomètre descendait encore. Pas de doute : il allait faire un froid record dans les highlands du Sud.
D’un autre côté, il était déjà tombé pas mal de neige au Sud, et Sax était très impressionné par la capacité qu’avait la neige de protéger les êtres vivants du froid et du vent. L’environnement demeurait relativement stable sous la neige. Il se pouvait que les plantes couvertes de neige, déjà blindées par le durcissement hivernal, souffrent moins qu’il le craignait de la baisse de luminosité, et donc de la température au niveau du sol. C’était difficile à dire. Il serait bien allé sur le terrain, s’en assurer par lui-même. Évidemment, il faudrait des mois, voire des années, avant que la différence soit quantifiable. Sauf peut-être au niveau du climat proprement dit. Et pour observer le climat, il suffisait de suivre les données météorologiques, ce qu’il faisait déjà. Il passait des heures devant des images satellites, des cartes isobariques du temps, à l’affût du moindre signe. Comme bien des gens, à commencer par les météorologues. C’était une diversion utile quand on venait lui reprocher d’avoir supprimé les miroirs, ce qui était arrivé si souvent pendant la semaine suivant l’événement qu’il en avait par-dessus la tête.