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L’ennui, c’est que le temps sur Mars était tellement changeant qu’il était difficile de dire si la suppression des grands miroirs l’affectait ou non. Triste aveu de leur piètre compréhension de l’atmosphère, se disait Sax. Mais c’était comme ça. Le climat martien était un système violent, semi-chaotique, qui ressemblait à celui de la Terre par certains côtés, ce qui n’avait rien d’étonnant : c’était toujours une question de circulation d’air et d’eau autour d’une sphère tournant sur elle-même, et les forces de Coriolis étaient les mêmes partout, de sorte qu’ici, comme sur Terre, il y avait des vents d’est tropicaux, des vents d’ouest tempérés, des vents d’est polaires, des points d’ancrage du jet-stream et ainsi de suite. Mais c’était à peu près tout ce qu’on pouvait dire avec certitude du climat sur Mars. À part qu’il faisait plus froid et plus sec au Sud qu’au Nord. Qu’il y avait des endroits où il ne tombait jamais une goutte de pluie, sous le vent des hauts volcans ou des chaînes de montagnes. Qu’il faisait plus chaud à l’équateur et plus froid aux pôles. Mais ce genre d’observations évidentes était tout ce qu’on pouvait affirmer sans craindre de se tromper, en dehors de quelques schémas locaux, d’ailleurs généralement sujets à de grandes variations. C’était plus une question d’analyse statistique que d’expérience. Or ils n’avaient que cinquante-deux années martiennes de recul, pendant lesquelles l’atmosphère s’était considérablement densifiée, l’eau avait été pompée à la surface et beaucoup d’autres choses avaient changé, de sorte qu’il était assez difficile de définir des conditions normales ou moyennes.

En attendant, Sax avait du mal à se concentrer sur Pavonis Est. Les gens venaient le trouver sans cesse pour se plaindre de la disparition des miroirs, et la situation politique était d’une instabilité digne du climat martien. Une chose était claire, en tout cas : la suppression des miroirs n’avait pas suffi à amadouer tous les Rouges. Il ne se passait pas une journée qu’ils ne sabotent un projet de terraforming ou un autre, et la défense de ces projets donnait parfois lieu à de violents combats. Les infos de la Terre, que Sax se forçait à regarder une heure par jour, faisaient apparaître que certains groupes tentaient de régir la situation comme avant l’inondation, malgré l’opposition farouche d’autres groupes qui voulaient y voir un point de rupture dans l’histoire et tentaient de l’utiliser – à l’instar des révolutionnaires martiens – comme tremplin vers un ordre nouveau. Mais les métanationales n’étaient pas du genre à renoncer facilement et, sur Terre, elles menaient une guerre de tranchée, l’ordre de bataille du jour. Elles avaient la mainmise sur de vastes ressources, et ce n’était pas une misérable élévation de sept mètres du niveau de la mer qui allait leur faire quitter le devant de la scène.

Sax éteignit son écran après avoir passé une heure très déprimante, et rejoignit Michel dans son patrouilleur pour dîner.

— Il n’y a pas de nouveaux départs. Ça n’existe pas, dit-il en mettant de l’eau à bouillir.

— Même le Big Bang ? avança Michel.

— Si j’ai bien compris, d’après certaines théories, la… l’agrégation de l’univers primitif aurait été provoquée par l’agrégation primitive de l’univers précédent qui se serait effondré lors d’un Big Crunch.

— Pour moi, il y avait de quoi gommer toutes les irrégularités, non ?

— Les singularités sont étranges… hors de leur horizon événementiel, l’effet quantique permet l’apparition de certaines particules. Puis la dilatation cosmique, en propulsant ces particules vers l’extérieur, aurait causé de petits agrégats qui auraient grossi. (Sax se renfrogna. Voilà qu’il parlait comme les théoriciens du groupe de Da Vinci.) Mais je pensais à l’inondation, sur Terre. Qui n’est pas une altération aussi complète des conditions qu’une singularité, loin de là. En fait, il doit y avoir des gens là-bas qui ne veulent pas du tout y voir une rupture.

— Exact, fit Michel en riant, il n’aurait su dire pourquoi. Nous devrions aller voir sur place de quoi il retourne, tu ne crois pas ?

Alors qu’ils finissaient leurs spaghettis, Sax dit :

— J’ai envie d’aller sur le terrain. Je voudrais savoir si la disparition des miroirs a des effets visibles.

— Tu en as déjà vu un quand nous étions au bord du cratère : la baisse de luminosité, répondit Michel avec un haussement d’épaules.

— Certes, mais ça ne fait qu’accroître ma curiosité.

— Eh bien, nous garderons le fort pendant ton absence.

Comme si on devait physiquement occuper un espace donné pour être présent.

— Le cervelet ne renonce jamais, nota Sax.

Michel eut un grand sourire.

— C’est pour ça que tu veux y aller en personne.

Sax fronça le sourcil.

Avant de partir, il appela Ann.

— Je pars en expédition pour… pour Tharsis Sud pour-pour-pour examiner la limite supérieure de l’aréobiosphère. Tu veux venir avec moi ?

Elle hésita, prise de court. Sa tête oscilla d’avant en arrière pendant qu’elle réfléchissait à la proposition – la réponse du cervelet, six ou sept secondes avant sa réponse verbale consciente.

— Non.

Puis elle coupa la communication, l’air un peu effrayée.

Sax haussa les épaules, mal à l’aise. Il comprit que s’il voulait aller sur le terrain, c’était en partie parce qu’il espérait y emmener Ann, lui montrer lui-même les premiers biomes rocheux des fellfields. Lui faire voir comme ils étaient beaux. Lui parler. Quelque chose comme ça. L’idée de ce qu’il lui dirait s’il réussissait à l’emmener là-bas était pour le moins brumeuse. Juste lui montrer. Qu’elle voie.

Bah, on ne pouvait pas forcer les gens à voir les choses.

Il alla dire au revoir à Michel, dont tout le travail consistait à faire voir les choses aux gens. C’était sans doute l’origine de sa frustration quand il lui parlait d’Ann. Il y avait maintenant plus d’un siècle qu’il la suivait et elle n’avait pas changé. C’est tout juste si elle lui avait parlé d’elle. Sax ne pouvait s’empêcher d’avoir un petit sourire en y pensant. C’était on ne peut plus vexant pour Michel, qui aimait manifestement Ann. Comme tous ses vieux amis et patients, Sax compris. En ce qui concernait Michel, c’était un cas de conscience professionnelle. Il se devait de tomber amoureux de tous les objets de son « étude scientifique ». Tous les astronomes aimaient les étoiles. Enfin, qui sait…

Sax tendit la main, prit Michel par le gras du bras, et ce geste qui lui ressemblait bien peu, ce « changement de pensée », arracha un sourire de contentement à Michel. De l’amour, eh oui. Et d’autant plus que les cobayes étaient des femmes connues depuis des années, étudiées avec l’avidité de la recherche pure – ça, ça devait être un sacré sentiment. Et quelle intimité, qu’elles acceptent ou non de coopérer à ses travaux scientifiques ! En fait, il se pouvait qu’elles lui paraissent encore plus ensorcelantes si elles refusaient de coopérer, de satisfaire sa curiosité. Après tout, si Michel voulait qu’on réponde à ses questions, qu’on y réponde de long en large même quand il ne demandait rien, il avait toujours Maya, Maya la trop humaine, qui l’avait mené en une pénible course d’obstacles à travers le système limbique, allant jusqu’à lui lancer des choses, à en croire Spencer. Après ce genre de symbolisme, le silence d’Ann pouvait se révéler très attachant.