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— Prends bien soin de toi, fit Michel, le savant heureux, face à l’un de ses sujets d’étude.

Un sujet aimé comme un frère.

3

Sax prit un patrouilleur individuel et descendit le tablier abrupt, dénudé, de Pavonis Mons, puis franchit la passe entre Pavonis et Arsia Mons. Il contourna le vaste cône d’Arsia Mons par la face est, aride, traversa le flanc sud d’Arsia, la bosse de Tharsis, et se retrouva enfin dans les highlands disloquées de Daedalia Planitia. Cette plaine avait été un bassin d’impact géant, maintenant presque entièrement effacé par le soulèvement de Tharsis puis par les coulées de lave d’Arsia Mons et les vents inlassables, si bien qu’il ne subsistait que dans les observations et les déductions des aréologistes, et que l’imperceptible réseau radial d’ejecta était visible sur les cartes mais illisible sur place.

À première vue, le paysage était celui de toutes les highlands du Sud : un sol accidenté, crevassé, ravagé, criblé de cratères. Un paysage rocheux hostile. Les vieilles coulées de lave apparaissaient sous la forme de lobes de roche sombre, lisse, pareils à une houle qui montait et descendait. Le vent y avait creusé des sillons tantôt clairs, tantôt foncés, trahissant la présence de poussières d’une masse et d’une consistance variées : de longs triangles clairs sur les flancs sud-est des cratères et des rochers, des chevrons noirs sur les versants nord-ouest et des taches sombres dans les nombreux cratères sans lèvres. La prochaine tempête de sable redessinerait tous ces schémas.

Sax se glissait dans le creux des vagues de pierre avec l’exaltation du surfeur, descendre, descendre, remonter, descendre, descendre, remonter, tout en déchiffrant les peintures de sable qui étaient autant de cartes des vents. Plutôt qu’un patrouilleur camouflé en rocher, avec son habitacle bas, sombre, et qui avançait furtivement, comme un cafard, d’une cachette à l’autre, il avait préféré prendre un gros véhicule d’aréologiste à la cabine supérieure entièrement vitrée. Il éprouvait un immense plaisir à déambuler dans le grand jour diaphane, monter, descendre, remonter, redescendre sur la plaine sculptée par le sable, aux horizons étrangement lointains pour Mars. Pourquoi se serait-il caché ? Personne ne le pourchassait. Il était un homme libre sur une planète libre, il pouvait aller à sa guise. Il aurait pu faire le tour du monde avec son véhicule.

Il lui fallut près de deux jours pour mesurer l’impact de ce sentiment. Même alors, il ne fut pas sûr de le comprendre tout à fait. C’était une étrange sensation de légèreté qui lui retroussait souvent les commissures des lèvres en de petits sourires que rien ne justifiait. Il n’avait pas eu conscience jusque-là d’être particulièrement opprimé, mais il lui semblait l’avoir toujours été. Depuis 2061, peut-être, ou même avant. Soixante-six années de peur, ignorée, oubliée, mais toujours là, une sorte de crispation, une petite angoisse tapie au creux des choses.

— Yo-ho-ho ! Soixante-six bouteilles de peur sur le mur, soixante-six bouteilles de peur ! Prends-en une, fais-la passer à la ronde, yo-ho-ho ! Soixante-cinq bouteilles de peur sur le mur !

Fini, tout ça. Il était libre, dans un monde libre. Un peu plus tôt, ce jour-là, il avait vu, dans des interstices de la roche, les premières neiges briller d’un éclat liquide que la poussière n’altérerait jamais. Puis des lichens. Il s’enfonça dans l’atmosphère. Se demandant pourquoi ne pas poursuivre dans cette voie, à baguenauder librement dans ce monde qui était son laboratoire, et tous les autres avec lui, libres eux aussi !

C’était une sacrée sensation.

Ils pouvaient toujours discourir, sur Pavonis – et ailleurs –, et ils ne s’en priveraient sûrement pas. C’étaient des gens extraordinairement chicaniers. Était-ce un problème sociologique ? Difficile à dire. En tout cas, ils devaient coopérer malgré leurs prises de bec, même sur la base d’une conjonction d’intérêts temporaire. Tout était temporaire, aujourd’hui. Tant de traditions avaient disparu, les plongeant dans ce que John appelait l’obligation de création. Et la création était difficile. Tout le monde n’était pas aussi doué pour créer que pour râler.

D’un autre côté, ils avaient certaines possibilités maintenant, en tant que groupe, en tant que… civilisation. La masse de connaissances scientifiques accumulées devenait vraiment importante et leur fournissait un arsenal de pouvoirs difficiles à appréhender, même dans les grandes lignes, par un seul individu. Or, bien ou mal compris, ça restait des pouvoirs. Des pouvoirs divins, comme disait Michel, même s’il n’était pas nécessaire d’exagérer ou d’y mêler un but. C’étaient des pouvoirs dans le monde matériel, réels bien que limités par la réalité. Ce qui ne devrait pas les empêcher – tel était du moins le sentiment de Sax – de favoriser, si on en faisait bon usage, l’émergence d’une civilisation humaine acceptable, en fin de compte, après des siècles d’efforts. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas viser le plus haut possible ? Ils pouvaient répondre aux besoins de tous équitablement, guérir les maladies, retarder le vieillissement de façon à vivre mille ans. Ils pouvaient expliquer l’univers de la constante de Planck à la distance cosmique, du Big Bang à l’eschaton – tout cela leur était possible, c’était techniquement réalisable. Et quant à ceux qui pensaient que l’humanité avait besoin de l’aiguillon de la souffrance pour parvenir à la grandeur, eh bien, ils pouvaient toujours se replonger dans les tragédies dont Sax était sûr qu’elles étaient immortelles, et qui brassaient des notions comme l’amour perdu, l’amitié trahie, la mort, les mauvais résultats de laboratoire. En attendant, les autres s’acharnaient à bâtir une civilisation décente. C’était possible ! C’était stupéfiant, vraiment. Ils étaient arrivés à ce moment de l’histoire où on pouvait réellement dire que c’était possible. On avait peine à le croire, en fait. Sax restait dubitatif. En physique, quand on se trouvait confronté à une situation un tant soit peu extraordinaire ou unique, le doute surgissait aussitôt. Les probabilités étaient contre, il s’agissait d’un artefact ou d’une erreur de perspective, on devait toujours garder à l’esprit que les choses étaient plus ou moins constantes et qu’on vivait une époque moyenne – le fameux principe de médiocrité. Sax ne l’avait jamais trouvé très séduisant. Peut-être cela signifiait-il simplement que la justice était toujours accessible. En tout cas, c’était un moment extraordinaire, à portée de la main, juste derrière ses quatre vitres, brillant sous la caresse du soleil naturel. Mars et ses humains, libres et puissants.

Trop à la fois. S’évanouissant de ses pensées pour y resurgir. Alors, surpris et joyeux, il s’exclamait : « Ha ! Ha ! » Le goût de la soupe à la tomate et du pain : « Ha ! » Le violet poussiéreux du ciel au crépuscule : « Ha ! » Les reflets des instruments de bord dans les vitres noires : « Ha ! Ha ! Ha ! Oh, mon Dieu ! » Il était libre d’aller où il voulait. Libre d’agir à sa guise. Il le répéta tout haut à l’écran assombri de son IA : « Nous sommes libres d’agir à notre guise ! » C’était presque terrifiant. Vertigineux. Ka, comme auraient dit les yonsei. Ka, qui était censé être le nom de Mars pour le petit peuple rouge, du japonais ka, qui signifiait feu. On retrouvait ce mot dans plusieurs langues primitives, comme le proto-indo-européen ; enfin, c’est ce que disaient les linguistes.

Il se coula doucement dans le grand lit pratiqué à l’arrière de la cabine et, la tête sur l’oreiller, bercé par le bourdonnement du chauffage électrique, il contempla les étoiles en ronronnant sous l’épaisse couverture qui gardait si bien la chaleur du corps.