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— J’étais là, à ce moment-là ? demanda Sax.

— … Oui. Tu étais assis juste derrière Maya. Mais tu étais distrait. Tu pleurais.

Décidément, ça ne lui rappelait rien. Rien du tout. Sax se dit avec un sursaut que s’il avait fait beaucoup de choses dont personne ne saurait jamais rien, il y avait aussi des choses qu’il avait faites dont d’autres se souvenaient et pas lui. Ils en savaient si peu ! si peu !

En attendant, Zeyk continuait : la fin de la nuit, le lendemain matin. L’apparition de Selim, sa mort. Puis le surlendemain, quand Zeyk et Nazik avaient quitté Nicosia. Et le jour d’après. Plus tard, Ursula dit qu’il pouvait décrire chaque semaine de sa vie d’une façon aussi détaillée.

Mais Nazik mit fin à la séance.

— Ça devient trop pénible, dit-elle à Smadar. Nous reprendrons demain.

Smadar acquiesça et commença à tapoter sur la console de la machine placée à côté d’elle. Zeyk braquait un regard hanté sur le plafond qui se perdait dans les ombres, et Sax se dit qu’aux nombreux dysfonctionnements de la mémoire, il faudrait ajouter celles qui marchaient trop bien. Mais comment ? Par quel mécanisme ? L’image du cerveau de Zeyk, reproduisant les schémas de l’activité quantique – des éclairs voltigeant dans le cortex… un esprit qui enregistrait le passé comme aucun des autres anciens, ignorant l’usure de la mémoire, que Sax croyait être inexorable, programmée… Enfin, malgré tous les tests qu’ils faisaient subir à ce cerveau, il se pouvait fort bien qu’il garde son secret. Il arrivait trop de choses dont ils ignoraient tout. Comme cette nuit-là, à Nicosia.

Ébranlé, Sax enfila un survêtement chaud et sortit, heureux de pouvoir s’évader un moment. Les environs d’Acheron lui avaient déjà procuré d’innombrables plages de détente, du temps où il travaillait au labo.

Il partit vers le nord, vers la mer. Certaines de ses meilleures idées sur la mémoire, il les avait eues en allant vers ce rivage, par des chemins tellement sinueux qu’il n’arrivait jamais à reprendre deux fois le même, d’abord parce que le vieux plateau de lave était bouleversé par des grabens et des escarpements, ensuite car il ne faisait pas attention à la topographie : soit il était perdu dans ses pensées, soit il était perdu dans le paysage immédiat, ne regardant que distraitement autour de lui. En réalité, il était impensable de se perdre dans le coin. Il suffisait de monter sur une butte pour voir se dresser l’aileron d’Acheron, telle l’épine dorsale d’un immense dragon. Et à l’opposé, le miroir bleu de la baie d’Acheron. Entre les deux s’étendait le plateau rocheux troué d’oasis invisibles, chaque crevasse pleine de plantes, un million de microenvironnements. Rien à voir avec le paysage fondant du rivage polaire, de l’autre côté de la mer. Ce plateau rocheux et ses petits habitats cachés semblaient immémoriaux, malgré le jardinage sans doute effectué par les écopoètes d’Acheron. Beaucoup de ces oasis étaient des expériences, et Sax les traitait comme telles, restant en dehors, plongeant les yeux dans une succession d’alases aux parois abruptes, se demandant ce que l’écopoète responsable espérait découvrir en effectuant ce travail. Ici, on pouvait enrichir le sol sans crainte de le voir emporter vers la mer, même si le vert surprenant des estuaires, en bas, dans la vallée, prouvait qu’un peu de sol fertile était entraîné par les fleuves. Ces marécages estuariens se rempliraient d’alluvions et deviendraient ainsi plus salés, comme la mer du Nord elle-même…

Cette fois, pourtant, ses observations étaient perturbées par l’incursion de John dans ses pensées. John qui avait passé les dernières années de sa vie à travailler pour lui. Ils avaient souvent parlé de l’évolution rapide de la situation martienne. Et pendant ces années vitales, John avait toujours été heureux, chaleureux, confiant. Confiant et fiable, loyal, coopératif. Amical, courtois, gentil, facile à vivre, jovial, économe, brave, soigneux, respectueux. Non, non, pas tout à fait. Il était aussi cassant, impatient, arrogant, paresseux, négligé, camé, fier. Mais Sax en était venu à s’appuyer sur lui, il l’avait aimé. Aimé comme un grand frère qui l’avait protégé du monde au sens large. Et puis il s’était fait tuer. Les tueurs s’attaquaient toujours à ceux-là. Ils ne pouvaient supporter ce genre de courage. Ils l’avaient tué et Sax avait laissé faire sans lever le petit doigt, paralysé, épouvanté. Tu n’as pas essayé de les arrêter ? avait crié Maya. Il s’en souvenait, maintenant. Sa voix stridente. Non, j’ai eu peur. Non, je n’ai rien fait. Bon, il n’aurait sûrement rien pu faire de toute façon. C’était trop tard. Avant, quand les agressions avaient commencé, Sax aurait pu lui parler, le convaincre d’accepter une autre mission, des gardes du corps, ou, puisque John n’aurait jamais été d’accord, le faire protéger en secret pendant que ses amis restaient pétrifiés de ce qu’ils voyaient. Mais il n’avait fait appel à personne. Et son frère avait été tué, son frère qui s’était moqué de lui mais qui l’aimait quand même, l’aimait alors que personne d’autre ne pensait à lui.

Sax erra sans but sur la plaine fracturée, affolé – affolé par la perte d’un ami cent cinquante-trois ans plus tôt. Il y avait des moments où le temps semblait aboli.

Il s’arrêta net, ramené au présent par un mouvement furtif. De la vie. De petits rongeurs blancs, reniflant ici et là dans le vert d’une prairie affaissée. Sans doute des pikas des neiges ou des animaux de ce genre, mais aussi blancs… Sax sursauta. On aurait dit des rats de laboratoire. Des rats de labo, blancs, oui, mais sans queue. Des rats de labo mutants sortis de leur cage, se promenant en liberté dans l’herbe verte, luxuriante de la prairie comme des créatures surnaturelles, des hallucinations, les yeux clignotants, et les moustaches frémissantes, affairés à renifler le sol entre les mottes d’herbe à la recherche de quelque mets délectable. Ils grappillaient des graines, des noix, des fleurs. L’idée des cent rats de labo, autre avatar de Sax, amusait beaucoup John. L’esprit de Sax, enfin libre, s’égaillant dans la nature. Ceci est notre corps.

Il s’accroupit et observa les petits rongeurs jusqu’à ce qu’il sente le froid. Il y avait de plus grosses bêtes dans cette plaine : des daims, des élans, des orignaux, des mouflons, des rennes, des caribous, des ours bruns, des grizzlis, et même des loups, ombres grises, furtives. Tous, pour Sax, semblaient sortis d’un rêve. Chaque fois qu’il en repérait un, il sursautait, surpris, décontenancé, presque sidéré. Cela lui paraissait impossible. Ce n’était pas naturel. Et pourtant, ils étaient bien là. Et maintenant ces petits pikas des neiges, heureux dans leur oasis. Pas la nature, pas la culture, juste Mars.

Il pensa à Ann. Il aurait voulu qu’elle les voie.

Il pensait souvent à elle, ces temps-ci. Il avait perdu tant d’amis. Elle, au moins, elle était vivante, il pouvait encore lui parler, c’était chose possible. Il s’était renseigné et avait découvert qu’elle vivait maintenant dans la caldeira d’Olympus Mons, dans une petite communauté de grimpeurs Rouges. Il avait cru comprendre qu’ils descendaient à tour de rôle dans la caldeira, pour que la population reste aussi faible que possible, malgré les parois abruptes et les conditions de vie primitive dont ils raffolaient. Mais Ann pouvait y rester tout le temps qu’elle voulait, et n’en sortait qu’exceptionnellement. C’était ce que Peter lui avait raconté, mais Peter ne tenait l’information que de seconde main. C’était triste que ces deux-là ne se voient plus, ne se parlent plus. Triste et stupide. Les querelles de famille semblaient les plus irréductibles de toutes.

Enfin, elle était sur Olympus Mons. Donc presque à portée de vue, juste de l’autre côté de l’horizon, au sud. Et il avait envie de lui parler. Toutes ses réflexions sur ce qui s’était passé sur Mars, songea-t-il, étaient mises en scène comme une conversation avec Ann. Pas une dispute, du moins l’espérait-il, non : un interminable plaidoyer. S’il avait pu se laisser changer à ce point par la réalité de Mars la bleue, Ann ne pourrait-elle évoluer aussi ? N’était-ce pas inévitable, et même nécessaire ? Et si c’était déjà fait ? Sax avait l’impression d’être arrivé, avec le temps, à aimer ce qu’Ann aimait dans Mars ; il aurait maintenant voulu qu’elle lui rende la pareille. Elle était devenue pour lui, et ce n’était pas une situation confortable, une sorte d’étalon de ce qu’ils avaient fait. De sa qualité. Sa qualité, ou son acceptabilité. C’était un sentiment étrange qui s’était installé en lui, mais il était là.