6
D’habitude, pour retrouver quelqu’un, il suffisait d’interroger son bloc-poignet. Mais celui d’Ann était resté sur le bord de la caldeira d’Olympus Mons, au camp de base, près du cratère Zp où se déroulait le festival. Sax trouva ça plus qu’étrange. Depuis le début, à Underhill, ils portaient tous un bloc-poignet d’une sorte ou d’une autre, et Ann n’échappait pas à la règle, pour autant qu’il s’en souvienne. Il appela Peter pour lui poser la question, mais celui-ci n’en savait rien, évidemment. En tout cas, se déplacer sans bloc-poignet à leur époque était un comportement typique des nomades néoprimitivistes qui arpentaient la région des canyons et le littoral de la mer du Nord. Il ne voyait pas Ann vivre ainsi, comme au paléolithique. Même s’il n’était plus incontournable dans la plupart des endroits, la vie sur Olympus Mons exigeait un support technologique, et le bloc-poignet en faisait partie intégrante. Peut-être souhaitait-elle simplement couper les liens avec l’extérieur. Peter l’ignorait.
Mais il savait comment la contacter.
— Il suffit d’aller la dénicher.
Il éclata de rire en voyant la tête que faisait Sax.
— Ce n’est pas si terrible. Il n’y a que quelques centaines de personnes dans la caldeira, et quand elles ne sont pas dans un de leurs refuges, elles sont sur les parois.
— Elle fait de l’escalade ?
— Oui.
— Elle grimpe… pour le plaisir ?
— Elle grimpe. Quant à savoir pourquoi…
— Alors je n’ai qu’à aller examiner toutes les parois ?
— C’est ce que j’ai dû faire à la mort de Marion.
Le sommet d’Olympus Mons était resté à peu près intact. Oh, quelques refuges de pierre étaient bien tapis sur le bord et une piste avait été construite sur la coulée de lave du nord-est pour faciliter l’accès au cratère Zp et aux installations du festival, mais à part ça, rien ne permettait d’imaginer ce qu’il était advenu du reste de Mars qui, du bord de la caldeira, se trouvait sous l’horizon et était donc invisible. De cet endroit, le monde semblait se borner à Olympus Mons. Les Rouges avaient refusé de bâcher la caldeira, comme celle d’Arsia Mons. Le vent y avait forcément déposé des bactéries, peut-être même des lichens, mais sous une pression à peine supérieure aux dix millibars d’origine, ils n’étaient pas près de s’épanouir. S’il y avait des survivants, ça devait être surtout des endochasmolithes, et on ne les verrait pas. Les Rouges avaient de la chance que la verticalité stupéfiante de Mars maintienne la pression de l’air à un niveau si bas sur les grands volcans. C’était une technique de stérilisation gratuite et efficace.
Sax prit le train jusqu’à Zp, puis un taxi jusqu’au bord du cratère, un minibus conduit par les Rouges qui contrôlaient l’accès à la caldeira. Le véhicule arriva au bord du cratère et Sax plongea le regard dedans.
C’était une caldeira à plusieurs anneaux, et très vaste : quatre-vingt-dix kilomètres sur soixante. Il avait entendu dire que c’était à peu près la taille du Luxembourg. Le cercle central, qui était de loin le plus grand, était coupé par des anneaux plus petits au nord-est, au centre et au sud. Le cercle le plus au sud coupait en deux un anneau plus haut, légèrement plus ancien, au sud-est. L’endroit où ces trois parois incurvées se rencontraient passait pour le paradis des grimpeurs. C’était la muraille la plus élevée, qui passait de 26 kilomètres au-dessus du niveau moyen (ils préféraient utiliser l’ancien terme plutôt que de parler du « niveau de la mer ») à 22,5 kilomètres au fond du cratère. Une paroi de dix mille pieds, songea le jeune habitant du Colorado qu’avait été Sax.
Le fond de la caldeira principale était strié par un grand nombre de failles incurvées, concentriques : des crêtes et des canyons arqués, coupés par des escarpements plus droits. Ces détails avaient une explication : ils avaient été provoqués par les effondrements répétés de la caldeira, consécutifs au déversement sur les pentes du magma contenu dans le réservoir principal, sous le volcan. Depuis son perchoir, sur le bord, Sax eut l’impression de contempler une montagne mystérieuse, un monde en soi, où la seule chose visible était le vaste bord en arc de cercle et les cinq mille kilomètres carrés de la caldeira. Des anneaux superposés de hautes murailles incurvées et des fonds ronds, plats, sous un ciel noir, étoilé. Nulle part les parois qui les entouraient ne faisaient moins de mille mètres de haut. Elles n’étaient pas verticales. La pente moyenne semblait être d’un peu plus de quarante-cinq degrés. Mais il y avait des sections plus raides qui devaient avoir la faveur des amateurs d’escalade : des parois presque verticales, un peu plus loin, et même un surplomb ou deux, comme juste en dessous d’eux, au confluent des trois murailles.
— Je cherche Ann Clayborne, dit Sax aux deux conductrices fascinées par la vue. Vous savez où je pourrais la trouver ?
— Vous ne savez pas où elle est ? demanda l’une d’elles.
— Je sais qu’elle fait de l’escalade dans la caldeira.
— Elle sait que vous la cherchez ?
— Non. Elle ne répond pas aux appels.
— Elle vous connaît ?
— Oh oui ! Nous sommes de vieux… amis.
— Et qui êtes-vous ?
— Sax Russell.
Elles le regardèrent en ouvrant des yeux ronds.
— De vieux amis, hein ? fit l’une d’elles.
Sa compagne lui flanqua un coup de coude.
L’endroit où ils se trouvaient avait été opportunément baptisé Trois Murs. Juste sous le minibus, sur une petite terrasse en contrebas, il y avait un ascenseur. Sax le regarda avec ses jumelles : des portes verrouillées de l’extérieur, un toit renforcé. On aurait dit une structure des premières années. L’ascenseur était le seul moyen de descendre dans cette partie de la caldeira, si on ne voulait pas y aller en rappel.
— Ann se ravitaille à la station de Marion, dit enfin la fille qui avait bourré les côtes de sa camarade, à la grande indignation de cette dernière, d’ailleurs. Là-bas, vous voyez ? Ce petit carré, à l’intersection des canaux de lave du sol principal et de l’anneau sud.
C’était sur le bord opposé du cercle le plus au sud, qui portait le numéro 6 sur la carte de Sax. Il eut du mal à repérer le carré en question, même avec les jumelles. Et puis il le vit : un cube minuscule, juste un peu trop régulier pour être naturel, bien qu’il ait été peint du même rouge poussiéreux que le basalte environnant.
— Je le vois. Comment fait-on pour aller là-bas ?
— Prenez l’ascenseur jusqu’en bas, puis allez-y à pied.
Il montra donc au personnel de l’ascenseur le passe que lui avait donné la fille qui jouait du coude, et entama la longue descente dans le cercle sud. L’ascenseur était maintenu par une rampe fixée à la roche, et il était vitré, de sorte qu’il eut l’impression d’être dans un hélicoptère qui tombait, ou dans l’ascenseur spatial, à Sheffield. Le temps qu’il arrive au fond de la caldeira, l’après-midi tirait à sa fin. Il dîna tranquillement au refuge Spartiate du fond, en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir dire à Ann. Cela lui vint lentement, bribe par bribe : une justification cohérente, qui paraissait convaincante, une sorte de confession, un cri du cœur. Puis, à son grand désespoir, il eut une absence qui effaça tout. Il était là, au fond d’une caldeira volcanique, un cercle de ciel noir, étoilé, circonscrit au-dessus de sa tête. Sur Olympus. À chercher Ann Clayborne, sans savoir quoi lui dire. La mort dans l’âme.
Le lendemain matin, après le petit déjeuner, il enfila une combinaison et poursuivit son chemin. Les matériaux avaient fait beaucoup de progrès, mais le tissu élastique était, par la force des choses, aussi moulant que celui des vieux walkers. Cette sensation kinesthésique suscita en lui tout un enchaînement de pensées, d’images fugitives : la configuration générale d’Underhill alors qu’ils érigeaient le dôme. Une sorte d’épiphanie somatique, un rappel de sa première sortie hors de l’Arès, dominée par la vision surprenante des horizons rapprochés et du rose marbré du ciel. Le contexte et la mémoire, encore.