Le lendemain matin, un système de hautes pressions arriva du nord-ouest et la température atteignit 262 degrés kelvin. Il était à cinq kilomètres au-dessus du niveau moyen, et la pression extérieure était de 230 millibars. Pas encore assez pour respirer à l’air libre ; alors il enfila une combinaison chauffante, glissa une petite bouteille d’air comprimé sur ses épaules, plaça le masque sur son nez et sa bouche et mit des lunettes.
En dépit de cet attirail, lorsqu’il franchit la porte extérieure du sas et prit pied sur le sable de la surface, le froid intense le fit renifler et pleurer au point de lui brouiller la vue. Le vent lui sifflait aux oreilles, malgré le capuchon de sa combinaison. Mais les éléments chauffants étaient efficaces, et son corps étant tenu au chaud, son visage s’habitua peu à peu à la froidure.
Il resserra les cordons de son capuchon et s’aventura sur le sol en prenant garde à marcher sur les pierres plates. Il y en avait partout. À chaque pas ou presque il s’accroupissait pour inspecter les fissures dans lesquelles étaient nichés des lichens et des spécimens très dispersés d’autres formes de vie : des mousses, de petites touffes de carex, des brins d’herbe. Le vent soufflait très fort. Des bourrasques particulièrement violentes le giflaient quatre ou cinq fois par minute, entrecoupées par un vent furieux. La région devait être très ventée, avec les énormes masses d’air qui dérivaient vers le sud en contournant la masse de Tharsis. Des cellules de haute pression déversaient sûrement beaucoup d’humidité au pied du volcan, à l’ouest. L’horizon, de ce côté, était d’ailleurs assombri par une mer plate de nuages culminant à deux ou trois mille mètres et qui se fondaient avec le sol à une soixantaine de kilomètres de distance.
La résille des fissures et des creux, sous ses pieds, accueillait parfois un peu de neige. Elle était tellement dure qu’il aurait pu sauter dessus sans y laisser de trace. Des plaques de verglas, partiellement fondue puis regelées. Une dalle craquelée crissa sous ses bottes. Il s’aperçut qu’elle faisait plusieurs centimètres d’épaisseur et recouvrait de la poudreuse, ou des grêlons. Il avait les doigts gelés, malgré ses gants chauffants.
Il se releva et erra au hasard sur la roche. Des mares de glace occupaient le fond de certains creux plus profonds. Vers la mi-journée, il s’assit auprès d’une de ces mares et mangea une barre au miel et aux céréales en soulevant son masque à air. Altitude : quatre ou cinq kilomètres au-dessus du niveau moyen. Pression : 267 millibars. Une situation anticyclonique, en effet. Le soleil était bas sur l’horizon, au nord, tache brillante entourée d’étain.
La glace de la mare était bulleuse, craquelée ou blanchie par le givre, avec de petites fenêtres claires par lesquelles il distinguait le fond noir. La rive était un croissant de gravier avec des plaques d’humus brun où des végétaux noirs, morts, formaient une banquette miniature : la ligne de hautes eaux, apparemment, une plage de terre sur la plage de gravier. Le tout ne faisait pas plus de quatre mètres de long sur un mètre de large. Le gravier fin était de couleur terre de Sienne, ombre brûlée ou… Il faudrait qu’il consulte un nuancier. Plus tard.
La banquette de terre était piquetée de brins d’herbe groupés en rosettes vert pâle. Çà et là, des brins plus longs formaient des touffes. La plupart étaient gris pâle, morts. Juste au bord de la mare poussaient par plaques des plantes grasses vert foncé, au bord rouge sombre. En se fondant dans le rouge, le vert donnait une couleur à laquelle il n’aurait su donner de nom, un brun sombre, lustré, comme saturé par les deux couleurs qui le composaient. Décidément, il faudrait qu’il trouve un nuancier. C’est ce qu’il ne cessait de se répéter lorsqu’il se promenait à l’air libre. Certaines de ces feuilles bicolores abritaient des fleurs cireuses, ivoire. Plus loin, il remarqua des entrelacs de tiges rouges, hérissées d’épines vertes, pareilles à des algues marines en miniature. Toujours ce mélange de rouge et de vert, jusque-là, dans la nature, le regardant.
Une vibration distante, assourdie par le vent. Peut-être des roches éoliennes, ou des insectes. Des moucherons, des abeilles… Dans cette atmosphère, ils n’absorberaient qu’une trentaine de millibars de gaz carbonique. C’était peu, et la pression interne devrait suffire, dans la plupart des cas, à empêcher une absorption plus chargée en millibars. Pour les mammifères, ça ne marcherait pas aussi bien. Mais ils pourraient supporter vingt millibars de gaz carbonique, et, avec la vie végétale qui envahissait les régions basses de la planète, ce niveau pourrait être bientôt atteint. Alors ils pourraient se passer des bouteilles d’air comprimé et des masques faciaux. Lâcher des animaux en liberté sur Mars.
Dans l’imperceptible bourdonnement de l’air, il semblait entendre leurs voix, immanentes ou émergentes, portées par la prochaine grande vague de viriditas. Le murmure d’une conversation distante, le vent, la paix de cette petite mare sur sa lande rocheuse, le plaisir nirgalien qu’il prenait à se trouver dans ce froid glacial…
— Il faudrait qu’Ann voie ça… murmura-t-il.
Mais, encore une fois, depuis la disparition des miroirs spatiaux, tout ce qu’il voyait ici était probablement condamné. C’était la limite supérieure de la biosphère, et avec la diminution de la luminosité et de la chaleur, elle descendrait sûrement, de façon au moins temporaire, sinon définitive. Cette perspective ne lui disait rien qui vaille. Cependant, il croyait à la possibilité de compenser la baisse de luminosité. Après tout, le terraforming marchait bien avant la mise en place des miroirs ; ils n’étaient pas indispensables. Et mieux valait ne pas dépendre de quelque chose de si précaire ; autant s’en débarrasser maintenant que plus tard, quand leur disparition aurait risqué de faire périr de vastes populations animales et non plus seulement des plantes.
Ça n’en était pas moins un vrai gâchis. Enfin, en se décomposant les plantes mortes formeraient de l’engrais, et sans souffrir comme les animaux. Du moins le supposait-il. Qui pouvait dire ce que ressentaient les plantes ? Quand on regardait de près les détails de leur articulation resplendissant comme des cristaux composés, elles étaient aussi mystérieuses que n’importe quelle autre forme de vie. En attendant, leur présence faisait de la plaine un vaste fellfield qui recouvrait les roches d’une lente tapisserie, faisait éclater les minéraux battus par les intempéries, se fondait en eux pour former les premiers sols. Un processus très lent. La moindre pincée d’humus était d’une immense complexité. Ce fellfield était la plus belle chose qu’il ait jamais vue.
Autant pour le temps. Tout ce monde s’érodait sous l’action du temps. Le temps qu’il faisait, celui qui passait. Le jeu de mots existait aussi en anglais. Weathered, disait-on. Le terme avait été employé pour la première fois dans ce sens en 1665, dans un livre sur Stonehenge : « The weathering of so many Centuries of Years ». La langue, première science, exacte encore que vague, ou multivalente. Rapprocher les choses. L’esprit en tant que temps. Ou usé par le temps.
Des nuages approchaient au-dessus des collines, à l’ouest. Leur base qui reposait sur une couche thermique était aussi plate que s’ils étaient accolés à une vitre. Des aurores boréales pareilles à de la laine filée ouvraient la voie à l’est.
Sax se leva et remonta sur le plateau. Hors du creux protecteur, le vent était d’une violence renversante et intensifiait le froid comme si la glaciation s’était abattue sur la planète. L’effet refroidissant du vent, évidemment. Mettons que la température soit de 262 degrés kelvin, si le vent soufflait à soixante-dix kilomètres à l’heure, avec des sautes bien supérieures, le facteur de refroidissement faisait chuter la température à l’équivalent de 250 degrés environ. Si c’était vrai – mais l’était-ce ? –, il faisait vraiment trop froid pour se promener sans casque. Il commençait d’ailleurs à avoir les pieds et les mains engourdis. Son visage était insensibilisé comme si on lui avait plaqué un masque épais sur le devant de la tête. Il tremblait et il avait du mal à décoller ses paupières. Ses larmes gelaient sur ses joues. Il fallait qu’il regagne son véhicule.