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Et de fait, dans l’après-midi, ils arrivèrent à une courte paroi, coupée par des crevasses horizontales. Ann commença à grimper, sans cordes ni pitons, et Sax la suivit en serrant les dents. Vers le sommet d’une grimpette digne d’un gecko, le bout de ses chaussures et ses doigts gantés enfoncés dans des anfractuosités de la roche, il regarda en arrière, vers le bas du couloir de Wang qui lui parut tout à coup beaucoup plus abrupt dans son intégralité qu’il ne lui avait semblé à aucun moment. Tous ses muscles commencèrent à frémir d’un mélange de lassitude et d’excitation. Il ne pouvait faire autrement que d’achever l’escalade, mais il dut prendre des risques en changeant de position plusieurs fois de suite alors que les prises devenaient de plus en plus précaires, au moment où il aurait dû se presser. Le basalte gris foncé était très légèrement piqueté de rouille ou de brun. Il fit une fixation sur une faille située à un mètre au-dessus du niveau de ses yeux. Il devait utiliser cette faille. Mais aurait-il la place d’y glisser ses doigts, aurait-il assez de prise pour se hisser ? Le seul moyen de le savoir était d’essayer. Il inspira un bon coup, leva le bras et essaya. Elle n’était pas assez profonde. Il exerça une rapide traction, l’effort lui arrachant un gémissement, la dépassa en utilisant des prises dont il n’avait même pas conscience et se retrouva à quatre pattes, hors d’haleine, à côté d’Ann qui l’attendait tranquillement assise sur une étroite saillie.

— Tu ne te sers pas assez de tes jambes, commenta-t-elle.

— Ah !

— Ça t’a pris toute ton attention, hein ?

— Oui.

— Tu n’as pas eu de problèmes de mémoire, j’imagine ?

— Non.

— C’est ce que j’aime dans l’escalade.

Plus tard, ce jour-là, quand le couloir fut un peu moins abrupt et plus ouvert, Sax demanda :

— Alors, tu as eu des problèmes de mémoire, ces temps-ci ?

— Nous en parlerons plus tard, répondit Ann. Fais plutôt attention à cette anfractuosité, ici.

— Tu as raison.

Ils passèrent la nuit dans des sacs de couchage, dans une tente champignon transparente assez grande pour dix personnes. À cette altitude, sous cette atmosphère raréfiée, le matériau supportait 450 millibars de pression sans se gonfler exagérément. Le matériau transparent était beau, tendu, mais pas d’une dureté de pierre. Il aurait manifestement pu supporter une pression bien supérieure. Quand Sax se rappela les mètres de pierres et de sacs de sable qu’ils devaient entasser autrefois sur leurs abris pour les empêcher d’exploser, il ne put s’empêcher d’être impressionné par les progrès effectués par la science des matériaux.

Ann hocha la tête quand il le lui fit remarquer.

— Nous en sommes arrivés à ne plus pouvoir comprendre notre technologie.

— C’est compréhensible, je dirais. Juste un peu difficile à croire.

— Je vois ce que tu veux dire, convint-elle.

Un peu rassuré, il revint au sujet qui le préoccupait.

— J’ai ce que j’appelle des passages à vide. Des absences de plusieurs minutes, jusqu’à une heure, disons. Des trous de mémoire à court terme, apparemment liés aux fluctuations des ondes cérébrales. Et je crains que les souvenirs plus anciens se brouillent, eux aussi.

Pendant un long moment, elle ne répondit pas, si ce n’est pour grommeler qu’elle l’avait entendu. Puis :

— J’ai tout oublié de moi. J’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, au moins en partie. Une sorte de contraire. D’ombre, ou d’ombre de mon ombre. Comme une personne qui aurait germé et poussé en moi.

— Que veux-tu dire ? demanda Sax avec appréhension.

— Mon contraire. Elle pense des choses qui ne me seraient jamais venues à l’esprit. Je l’appelle Anti-Ann, ajouta-t-elle timidement, en détournant la tête.

— Et comment la… caractériserais-tu ?

— Elle est… je ne sais pas. Sensible. Sentimentale. Stupide. Elle fond en larmes à la vue d’une fleur. Elle a l’impression que tout le monde fait de son mieux. Des conneries dans ce genre-là.

— Tu n’étais pas comme ça avant, hein ?

— Oh, non, alors ! Pas du tout. C’est vraiment nul, mais ça a l’air si réel. Alors voilà… maintenant, il y a Ann, Anti-Ann. Et… peut-être une troisième.

— Une troisième ?

— Il y a des moments où j’ai l’impression que ce n’est ni l’une ni l’autre.

— Et comment est-ce que tu… je veux dire, tu lui as donné un nom ?

— Non. Elle n’a pas de nom. Elle est fuyante. Plus jeune. Elle a moins d’idées sur les choses et ses idées sont… bizarres. Ni Ann ni Anti-Ann. Un peu comme Zo. Tu l’as connue ?

— Oui, répondit Sax, surpris. Je l’aimais bien.

— Vraiment ? Je ne pouvais pas la blairer. Et pourtant… il y a en moi quelqu’un dans ce genre-là. Trois personnes.

— Drôle de façon de voir les choses.

Elle éclata de rire.

— Tu n’avais pas un labo mental qui contenait tous tes souvenirs, rangés par pièce, par numéro de placard ou je ne sais quoi ?

— C’était un très bon système.

Elle eut un autre rire, plus dur, qui le fit sourire et l’effraya en même temps. Trois Ann ? Il avait déjà du mal à en comprendre une…

— Je suis en train de perdre certaines des pièces de mon labo, dit-il. Des pans complets de mon passé. Il y a des personnes qui modélisent la mémoire sous forme de réseaux et de nœuds, et il se peut que le système du palais de la mémoire fasse intuitivement écho au système physique en cause. Disons que, si on perd un nœud, tout le réseau environnant disparaît avec. Par exemple, dans mes lectures, il m’arrive de tomber sur une allusion à une chose que j’ai faite ; j’essaie de me rappeler à quelle époque, quels problèmes méthodologiques nous rencontrions ou je ne sais quoi, et rien ne me revient. C’est comme si rien de tout ça n’avait jamais eu lieu.

— Tu as des ennuis avec ton palais de la mémoire.

— Oui. Je n’avais pas prévu ça. Même après mon… mon problème, j’étais sûr qu’il n’arriverait jamais rien à mes facultés de… de réflexion.

— Ta machine à penser a l’air de très bien marcher.

Sax secoua la tête, en pensant aux trous de mémoire, aux absences, aux presque-vu, comme disait Michel, à ses moments de confusion mentale. La pensée n’était pas seulement une faculté analytique ou cognitive, mais quelque chose de plus général. Il essaya de décrire ce qui lui était arrivé récemment, et Ann sembla l’écouter attentivement.

— Et voilà. J’ai étudié les derniers travaux sur la mémoire. C’est devenu intéressant, je dirais même urgent. Ursula, Marina et les labos d’Acheron m’aident. Je crois qu’ils ont trouvé une chose susceptible de nous aider.

— Une drogue pour la mémoire, tu veux dire ?

— Oui.

Il expliqua l’action du nouveau complexe anamnésique.

— Et voilà. J’ai décidé de l’expérimenter. Mais j’ai acquis la conviction que ça marcherait mieux si certains des Cent Premiers se réunissaient à Underhill et s’y soumettaient également. Le contexte est très important pour la mémoire. La présence des autres pourrait être un atout. Tout le monde n’est pas intéressé, mais un nombre surprenant des Cent Premiers restants le sont, en fait.

— Ce n’est pas si étonnant. Qui ?

Il lui nomma tous ceux qu’il avait contactés. C’est-à-dire – triste constatation – la plupart de ceux qui restaient : une douzaine à peu près.

— Et nous aimerions tous que tu sois là aussi. Moi en particulier. Je le voudrais plus que tout au monde.