— Je sais.
Elle alla vers le vieux dispensaire d’angle où tout était prêt. Elle les appela un par un, leur appliqua un petit injecteur à ultrasons sur le cou et, avec un claquement imperceptible suivi d’un sifflement, leur administra une partie du cocktail médicamenteux, leur donna les pilules contenant le reste et les aida à mettre les oreillettes moulées sur mesure, destinées à diffuser les ondes électromagnétiques. Ils retournaient ensuite dans la cuisine et attendaient, dans un silence tendu, que chacun ait reçu le traitement. Quand ils y furent tous passés, Maya les poussa vers la porte et les fit sortir. Ils se retrouvèrent dehors.
Sax vit, sentit une image : des lumières vives, l’impression d’avoir le crâne pris dans un étau, d’étouffer. Il hoqueta, crachota. De l’air glacé, la voix de sa mère, comme un cri de bête : « Oh ? Oh ? Oh ! Oh ! » On le mit sur sa poitrine, tout mouillé. Le froid.
— Oh, mon Dieu !
L’hippocampe était l’une des nombreuses régions spécifiques du cerveau que stimulait le traitement. Son système limbique, étalé sous l’hippocampe tel un filet sous une noix, était donc stimulé lui aussi, comme si la noix rebondissait sur un trampoline de nerfs, le faisait entrer en résonance, l’ébranlait. C’est ainsi que Sax commença à éprouver ce qui devait être un déluge d’émotions simultanées, de la même intensité à peu près, toutes injustifiées – joie, chagrin, amour, haine, exaltation, mélancolie, espoir, peur, générosité, jalousie – et souvent contradictoires. Pour Sax, qui haletait comme un poisson hors de l’eau, assis devant les chambres voûtées, le résultat de ce mélange hétéroclite était une hypertrophie stupéfiante, décuplée par l’adrénaline, du sentiment de signifiance. Toute chose prenait un sens renversant, crevait le cœur ou le gonflait d’allégresse. Il avait l’impression que des océans de nuages lui emplissaient la poitrine, l’empêchant de respirer. Une sorte de nostalgie à la puissance n, de plénitude, de béatitude, une pure sublimation – le simple fait d’être assis là, d’être vivant ! Mais tout ça baignait dans un sentiment poignant de deuil, de regret du temps perdu, de peur de la mort, de peur de tout, de peine pour Michel, pour John, pour eux tous, en fait. Cela ressemblait si peu à son calme, sa pondération, son flegme habituels, qu’il resta pratiquement paralysé pendant plusieurs minutes et regretta amèrement d’avoir mis sur pied cette expérience. C’était complètement stupide, d’une imprudence aberrante. Les autres allaient le haïr jusqu’à la fin de leurs jours.
Assommé, noyé, il décida d’essayer de marcher dans l’espoir de s’éclaircir les idées. Il se leva en chancelant et se rendit compte qu’il pouvait mettre un pied devant l’autre. Il fit quelques pas en évitant ses compagnons qui erraient dans leur propre monde, sans plus le voir qu’il ne les voyait, chacun contournant l’autre comme s’il s’agissait d’un obstacle à éviter absolument. Il se retrouva dans les environs d’Underhill, dans la brise fraîche du matin. Il allait vers les pyramides de sel, sous un ciel étrangement bleu.
Il s’arrêta, regarda autour de lui – réfléchit – poussa un grommellement de surprise, se figea, incapable de poursuivre. Car, d’un seul coup, il se rappelait tout.
Pas tout-tout. Il ne se rappelait pas ce qu’il avait mangé au petit déjeuner le 13 août-2 2029, par exemple. Cela concordait parfaitement avec ce qu’on lui avait dit au sujet de ces expérimentations : les détails répétitifs de la vie quotidienne n’étaient pas assez différenciés pour être mémorisés individuellement. Mais dans l’ensemble… À la fin des années 2020, la journée commençait pour lui dans la chambre en forme de barrique, à l’étage du coin sud-est, qu’il partageait avec Hiroko, Evgenia, Rya et Iwao. Des expériences, des incidents, des conversations fusèrent dans son esprit alors qu’il revoyait cette chambre. Un nœud de l’espace-temps, faisant vibrer tout un réseau de jours. Le joli dos de Rya à l’autre bout de la pièce alors qu’elle se lavait les aisselles. Les choses blessantes que les gens disaient sans le vouloir. Vlad parlant de l’épissage des gènes. Vlad et lui s’étaient tenus ici, à cet endroit même, dans la toute première minute de leur arrivée sur Mars. Ils avaient regardé autour d’eux, regardé chaque chose sans échanger une parole, s’imprégnant de la gravité, du rose du ciel, de l’horizon rapproché, regardé autour d’eux exactement comme lui à présent, mais c’était il y a si longtemps. Le temps aréologique, aussi lent, aussi long que la grande systole. On se sentait creux dans les combinaisons. Tchernobyl exigeait plus de béton qu’ils n’arrivaient à en faire prendre dans cet air froid, sec, raréfié. Nadia avait plus ou moins arrangé ça, mais comment ? Ah oui, c’est vrai : en le chauffant. Nadia avait arrangé des tas de choses pendant ces années-là, les chambres voûtées, les ateliers, l’arcade… Qui aurait soupçonné qu’une fille si réservée se révélerait si compétente, si énergique ? Il y avait des années qu’il n’avait pas repensé à l’impression qu’elle lui avait faite sur l’Arès. Elle avait été bouleversée quand Tatiana Durova avait été tuée par la chute d’une grue. Ça leur avait fait un choc à tous, sauf à Michel, qui étrangement avait semblé se désolidariser du désastre, leur première mort. Nadia s’en souviendrait-elle, maintenant ? Oui, si elle y repensait. Sax n’avait rien d’exceptionnel : si le traitement agissait sur lui, il devait agir sur les autres. Il y avait Vasili, qui avait combattu pour l’AMONU pendant les deux révolutions ; de quoi se souvenait-il ? Il avait l’air hagard, mais ça pouvait être de la fascination. Ça pouvait être tout et n’importe quoi, et c’était plus probablement l’émotion du tout, le trop-plein qui semblait être l’un des premiers effets du traitement. Peut-être songeait-il lui aussi à la mort de Tatiana. Un jour, pendant leur première année dans l’Antarctique, Sax et Tatiana étaient en randonnée, et Tatiana s’était foulé la cheville. Ils avaient dû attendre sur Nussbaum Riegel qu’un hélicoptère de McMurdo les ramène au camp. Il avait oublié cette histoire pendant des années, puis Phyllis la lui avait rappelée la nuit où elle l’avait fait arrêter, et il s’était empressé de l’oublier à nouveau jusqu’à cet instant. Et voilà que tout lui revenait pour la deuxième fois en deux cents ans : le soleil bas sur l’horizon, le froid, la beauté des Dry Valleys, Phyllis, jalouse de la sombre beauté de Tatiana. Que la beauté doive mourir d’abord était un signe, une malédiction primale, Mars en Pluton, la planète de la peur, de la menace. Et voilà, du souvenir de cette précieuse journée dans l’Antarctique, de ces deux femmes mortes depuis longtemps, il était l’unique dépositaire, sans lui elles auraient disparu à jamais. C’est vrai, ce qui revenait le plus facilement était ce qui avait fait la plus forte impression, les événements mis en exergue par l’émotion : les grandes joies, les grandes crises, les grands désastres. Et même les petits. En seconde année de collège, il avait été éliminé de l’équipe de basket. Après avoir lu la liste il avait pleuré tout seul dans son coin, près d’une fontaine, à l’autre bout de l’école, et il s’était dit : « Jamais tu n’oublieras cet instant. » Et c’était vrai, Seigneur. C’était magnifique. La première fois qu’on faisait des choses chargées d’un poids particulier, le premier amour… qui était-ce, voyons ? Là, il avait un trou. Mais si, à Boulder, un visage, une amie d’ami, mais ce n’était pas de l’amour, et son nom ne lui revenait pas. Non, maintenant il pensait à Ann Clayborne, debout devant lui, le regardant attentivement, il y avait si longtemps. Qu’essayait-il de se rappeler ? Le flot de pensées était si dense, si rapide, il n’arriverait jamais à se souvenir de tous ces souvenirs. Un paradoxe, mais un seul parmi tous ceux que provoquait le brin unique de conscience dans le champ gigantesque de l’esprit. Dix puissance quarante-trois, la matrice dans laquelle s’épanouissaient tous les big bangs. L’univers contenu dans le crâne était aussi vaste que celui du dehors. Ann… Il était allé se promener avec elle dans l’Antarctique aussi. Elle était forte. Tiens, bizarrement, pendant la balade dans la caldeira d’Olympus Mons, elle ne lui avait pas parlé une seule fois de cette promenade dans Wright Valley, malgré les similitudes ; une randonnée au cours de laquelle ils s’étaient chamaillés au sujet du destin de Mars alors qu’il n’avait qu’une envie, lui prendre la main, ou qu’elle lui prenne la main, elle. Il en pinçait pour elle ! Et lui, espèce de rat de laboratoire qui n’avait jamais éprouvé ce genre de sentiment, il était resté paralysé par la timidité. Elle l’avait regardé d’un drôle d’air mais n’avait pas compris les émotions qui l’agitaient. Elle s’était seulement demandé ce qui le faisait bafouiller ainsi. Il bégayait quand il était jeune, c’était un problème biochimique que la puberté avait apparemment résolu, mais cela lui arrivait encore parfois quand il était nerveux. Ann, Ann… Il la revoyait alors qu’ils discutaient sur l’Arès, à Underhill, à Dorsa Brevia, dans l’entrepôt sur Pavonis. Pourquoi était-il toujours si agressif avec cette femme qui l’attirait, pourquoi ? Elle était si forte. Et en même temps il l’avait vue si déprimée, si désarmée, dans ce patrouilleur-rocher, quand sa Mars rouge était morte. Elle était restée allongée là, pendant des jours d’affilée. Et puis elle s’était relevée et elle était repartie. Elle avait empêché Maya de lui crier après. Elle avait enterré Simon, son partenaire. Elle avait fait toutes ces choses, et jamais, jamais, jamais, Sax n’avait fait autre chose que l’importuner. Il était furieux contre elle à Zygote ou Gamète – Gamète – les deux, en fait. Ses traits tirés. Et puis il ne l’avait pas revue pendant vingt ans. Ensuite, après lui avoir infligé de force le traitement de longévité, il était resté trente ans sans la voir. Tout ce temps perdu. Même s’ils vivaient mille ans, ça ne suffirait pas à justifier un tel gâchis.