Dans le quartier de l’Alchimiste, il retomba sur Vasili, assis dans la poussière, en larmes. Ils avaient raté l’expérience de l’algue d’Underhill, tous les deux, dans ce bâtiment, mais Sax doutait fort que Vasili pleure pour ça. Il avait dû revoir un événement des années passées au service de l’AMONU, ou autre chose, comment savoir ? Bah, il pourrait toujours lui demander. Vadrouiller dans Underhill, voir des gens, se rappeler dans un sursaut tout ce qu’on savait d’eux, ce n’était pas une situation propice à l’approfondissement. Non, continuer à marcher, laisser Vasili à son propre passé. Sax ne voulait pas savoir ce qu’il regrettait. Et puis, là-bas, au nord, une silhouette marchait toute seule – Ann. C’était drôle de la voir sans casque, ses cheveux blancs flottant sur les épaules. Cela suffit à interrompre l’afflux de souvenirs… Mais il l’avait déjà vue comme ça, dans Wright Valley, oui, oui, ses cheveux flottaient aussi dans son dos, à l’époque, aussi légers mais d’un blond filasse comme ils disaient, assez méchamment. C’était dangereux de nouer des liens sous l’œil attentif des psychologues. Ils étaient là pour travailler, sous pression, il n’y avait pas de place pour des relations personnelles, c’était dangereux, l’histoire de Natasha et Sergei l’avait prouvé. Mais c’était arrivé quand même. Vlad et Ursula avaient formé un couple, solide, stable ; et la même chose était arrivée à Hiroko et Iwao, à Nadia et Arkady. Mais cela représentait un danger, un risque. Ann l’avait regardé par-dessus la table du labo, au déjeuner, et il y avait quelque chose dans son regard, une lueur. Il ne savait pas lire dans le cœur des gens. Les déchiffrer. Ils étaient si mystérieux. Le jour où il reçut la lettre lui disant que sa candidature avait été acceptée, qu’il serait l’un des Cent Premiers, il s’était senti si triste. Et pourquoi ? Impossible de le savoir. Mais il revoyait le fax dans la boîte, l’érable de l’autre côté de la fenêtre. Il avait appelé Ann pour savoir s’ils l’avaient prise, elle aussi – et oui, ce qui était un peu surprenant, elle qui était si solitaire, enfin, cela avait un peu soulagé sa peine, mais pourtant. L’érable était rouge, c’était l’automne à Princeton, une époque traditionnellement mélancolique, mais ce n’était pas ça. Pas du tout. Juste triste. Comme si réussir n’était rien, rien qu’un certain nombre des trois milliards de pulsations du cœur. Ils en étaient à dix milliards, maintenant, ça commençait à compter. Non, il n’y avait pas d’explication. Les gens étaient de vivants mystères. Alors quand Ann lui avait dit « Si on allait se balader à Lookout Point ? » dans ce laboratoire des Dry Valleys, il avait tout de suite accepté, sans bégayer. Ils étaient partis séparément. Elle avait quitté le camp et s’était dirigée vers Lookout Point, et il l’avait suivie, et là-bas – oh oui ! – alors qu’ils étaient assis côte à côte à regarder le groupe de huttes et le dôme de la serre, une sorte de proto-Underhill, en discutant du terraforming d’une façon parfaitement amicale, car il n’y avait pas d’enjeu, il avait pris sa main gantée dans la sienne. Elle l’avait aussitôt retirée comme si elle était choquée, et elle avait frissonné (il faisait très froid, pour la Terre, en tout cas). Il s’était mis à bredouiller péniblement, comme après son attaque. Une hémorragie limbique, étouffant dans l’œuf quantité d’éléments, d’espoirs, de désirs. Tuant l’amour. Après, il n’avait cessé de la harceler. Rien de tout ça ne constituait une explication causale propre, quoi que Michel aurait pu en dire ! Et puis le froid glacial du retour à la base. Même dans la clarté eidétique de ce soudain pouvoir d’évocation il ne voyait pas grand-chose de ce retour. Égaré. Pourquoi, pourquoi la rebutait-il ainsi ? Petit homme. Blouse blanche. Il n’y avait pas de raison. C’était comme ça, c’est tout. Mais ça avait laissé une marque indélébile. Michel lui-même ne l’avait jamais su.
Refoulement. Penser à Michel lui avait rappelé Maya. Ann était à l’horizon, maintenant, il ne la rattraperait jamais. Il n’était pas sûr d’en avoir envie, d’ailleurs, il était encore abasourdi par ce souvenir surprenant, si pénible. Il partit à la recherche de Maya. Traversa l’endroit où Arkady avait ri de leur existence clinquante, à son retour de Phobos, traversa la serre où Hiroko l’avait séduit par son amitié impersonnelle, des primates dans la savane, la femelle alpha empoignant un mâle parmi les autres, un alpha, un bêta ou l’un de ces alphas possibles mais pas intéressés qui lui faisaient à lui, Sax, l’impression d’avoir le seul comportement décent. Traversa le parc des caravanes où ils avaient dormi par terre, tous ensemble, une famille. Avec Desmond dans un placard quelque part. Desmond avait promis de leur montrer comment il vivait à l’époque, toutes ses cachettes. Un fouillis d’images de Desmond, le survol du canal en feu, puis de Kasei en flammes, la peur quand les gens de la sécurité l’avaient sanglé dans leur dispositif dément ; ç’avait été la fin de Saxifrage Russell. Il était quelqu’un d’autre, maintenant, et Ann était Anti-Ann, et aussi la troisième femme qui n’était ni Ann ni Anti-Ann. Il pourrait peut-être lui parler sur ces bases-là : deux étrangers qui se rencontraient. Plutôt que les deux personnes qui s’étaient connues dans l’Antarctique.
Maya attendait dans la cuisine qu’une grande bouilloire se mette à chanter. Elle faisait du thé.
— Maya, fit Sax en sentant les mots rouler comme des graviers dans sa bouche. Tu devrais essayer. Ce n’est pas si terrible.