Mais là-bas, une silhouette se dirigeait vers l’ouest sur un tertre. Ann. Avait-elle fait tout le tour de l’horizon, marchant, marchant inlassablement ? Il courut vers elle en trébuchant comme s’il venait seulement de faire sa connaissance. Il la rattrapa peu à peu, en haletant.
— Ann ? Ann ?
Elle se retourna et il lut une peur instinctive sur son visage. Un animal fuyant devant un prédateur. Ce qu’il avait toujours été pour elle.
— J’ai fait des erreurs, dit-il en s’arrêtant devant elle.
Ils pouvaient parler en plein air, dans l’air qu’il avait fabriqué malgré ses objections. Et pourtant, il était encore assez raréfié pour qu’il soit à bout de souffle.
— Je n’en ai vu la… la beauté que trop tard. Je suis désolé. Désolé. Désolé. Désolé.
Il avait déjà essayé de le lui dire dans la voiture de Michel quand le déluge se déversait sur eux, à Zygote, à Tempe Terra. Ça n’avait jamais marché. Ann et Mars, intimement mêlées – et pourtant il n’avait aucune excuse à faire à Mars, le coucher de soleil était chaque soir plus beau dans le ciel qui changeait de couleur à chaque minute de chaque jour, signe bleu de leur puissance et de leur responsabilité, de leur place dans le cosmos et de leur pouvoir à l’intérieur, si petits et pourtant si importants. Ils avaient amené la vie sur Mars et c’était bien, il en était sûr.
Non, c’est à Ann qu’il devait des excuses. Pour ses années de ferveur missionnaire, la pression à laquelle il l’avait soumise pour obtenir son acceptation, la façon dont il avait traqué la bête sauvage de son refus pour la mettre à mort. Pardon pour ça, oh oui, pardon… Il était en larmes et elle le regardait, exactement comme autrefois, sur la froide pierre de l’Antarctique, lors de ce premier refus qui lui était revenu dans tous ses détails et reposait maintenant en lui. Son passé.
— Tu te souviens ? lui demanda-t-il avec curiosité, emporté par ce nouveau train de pensées. Nous étions allés ensemble à Lookout Point – je veux dire l’un après l’autre, mais pour nous retrouver, pour parler en privé. Nous étions partis séparément, enfin, tu sais comment c’était à l’époque. Ce couple de Russes avait été renvoyé après s’être bagarré, et nous faisions des cachotteries aux gens du comité de sélection !
Il rit, s’étouffant un peu, à l’évocation de leurs débuts irrationnels. Et prophétiques. Tout, depuis lors, avait été strictement conforme à ces débuts ! Ils étaient venus sur Mars et ils avaient rejoué le coup comme tout le monde avant eux. Ce n’était qu’un trait récurrent, un schéma répétitif.
— Nous nous étions assis et je trouvais que nous nous entendions bien, alors je t’ai pris la main mais tu me l’as retirée. Ça t’avait déplu. Je me suis senti… très, très mal. Nous sommes repartis séparément et nous ne nous sommes plus jamais parlé comme ça, de cette façon, plus jamais. Ensuite, je n’ai cessé de te harceler, je crois, et je pense que c’était à cause de… de…
Il esquissa un geste englobant le ciel bleu.
— Je me souviens, dit-elle.
Elle le regardait en fronçant les sourcils. Il eut un choc. Ça ne se faisait pas, on ne disait jamais à l’amour perdu de sa jeunesse je me souviens, ça fait encore mal. Et pourtant elle était là, devant lui, regardant son visage surpris.
— Oui, reprit-elle. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. C’était moi. Je veux dire, j’ai mis ma main sur ton épaule, je t’aimais bien, j’avais l’impression que nous pourrions devenir… Et tu as sursauté ! Tu as sursauté comme si je t’avais appliqué une électrode ! L’électricité statique était forte, là-bas, mais quand même… Non, fit-elle avec un petit rire âpre. C’était toi. Tu n’as pas… ce n’était pas ton genre, je me suis dit. Et ce n’était pas le mien non plus ! D’une certaine façon, ça aurait dû marcher, justement pour ça. Mais non… et puis j’ai tout oublié.
— Non, fit Sax.
Il secoua la tête dans une velléité primitive de reprogrammation, de rappel de ses idées. Il voyait encore dans son théâtre mental cet instant de trouble à Lookout Point, toute la scène, nette et claire, presque mot à mot, geste après geste. C’est un gain d’ordre manifeste, avait-il dit, essayant d’expliquer le but de la science. Et elle avait répondu, pour ça tu détruirais toute une planète. Il s’en souvenait.
Mais il y avait le regard d’Ann alors qu’elle se remémorait l’incident. Elle avait l’air d’être en pleine possession de ce moment de son passé, elle le revivait. Il était clair qu’elle s’en souvenait aussi, mais elle se rappelait autre chose que lui. L’un d’eux devait se tromper, non ?
— Se pourrait-il vraiment… commença-t-il, et il dut s’arrêter et reprendre. Se pourrait-il que nous ayons vraiment été assez maladroits pour sortir tous les deux… dans l’intention de… pour nous révéler…
Ann éclata de rire.
— Et repartir tous les deux avec l’impression d’avoir essuyé une rebuffade ? fit-elle en riant de plus belle. Oui, c’est probable.
Il s’esclaffa à son tour. Ils levèrent leur visage vers le ciel en riant.
Et puis Sax secoua la tête, si triste qu’il était à l’agonie. Quoi qu’il soit arrivé – eh bien, ils ne le sauraient jamais. Sa mémoire jaillissait comme un geyser, comme une des inondations cataclysmiques qu’ils avaient provoquées, et il n’y avait pas moyen de savoir ce qui s’était vraiment passé.
Il eut un frisson. S’il ne pouvait pas se fier à cette résurgence de souvenirs, si un souvenir aussi crucial que celui-ci était sujet à caution, alors, que penser des autres, d’Hiroko dans la tempête de neige, le conduisant à sa voiture, la main sur son poignet ? Se pouvait-il que ce soit aussi… Non. Cette main sur son poignet… Pourtant Ann lui avait arraché sa main, un souvenir somatique, tout aussi réel et concret, tout aussi physique, un événement cinétique dont son corps gardait le souvenir, le garderait jusqu’à la fin de ses jours dans les schémas de ses cellules. Celui-ci devait être vrai, ils devaient être vrais tous les deux.
Alors ?
Alors, c’était le passé. Là, et pas là. Toute sa vie. Si rien n’était réel que ce moment, un instant de Planck après l’autre, une membrane incroyablement fine de devenir entre le passé et le futur – sa vie –, qu’était donc cette infime chose dépourvue de passé ou d’avenir tangible ? Une brume de couleur. Un brin de pensée perdu dans le fait de penser. La réalité si ténue, si peu là. N’y avait-il rien à quoi ils puissent se raccrocher ?
C’est ce qu’il essaya de lui dire, mais il bredouilla, échoua, renonça.
— Eh bien, fit Ann, qui l’avait apparemment compris. Nous nous souvenons déjà de ça. Je veux dire, nous sommes au moins d’accord sur le fait que nous y sommes allés. Nous avions des idées, ça n’a pas marché. Il s’est passé quelque chose, nous n’avons apparemment pas compris ce que c’était sur le coup, alors il n’est pas étonnant que nous n’arrivions pas à nous en souvenir maintenant, ou que nous en conservions un souvenir différent. Il faut comprendre les choses pour s’en souvenir.
— Tu crois ?
— Je pense. C’est pour ça que les enfants de deux ans n’ont pas de souvenirs. Ils sentent les choses d’une façon extraordinaire, mais comme ils ne les comprennent pas vraiment, ils ne peuvent pas s’en souvenir.