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Le pont était presque aussi large que long, et occupé, au centre, par une ferme plantée de petits arbres, si bien qu’on n’en voyait pas le bout. Sur tout le pourtour était ménagée une sorte de rue ou d’arcade rectangulaire, bordée des deux côtés de maisons à deux, trois ou quatre étages, les immeubles extérieurs étant surmontés par des mâts et des moulins à vent, ceux de l’intérieur s’ouvrant largement sur des parcs et des places menant vers la ferme, les cultures, les bosquets et un grand étang d’eau claire. On se serait cru dans une cité fortifiée de la Toscane à l’époque de la Renaissance, sauf qu’ici tout était incroyablement propre et ordonné. Un petit groupe de gens qui se trouvaient sur la place surplombant le quai les saluèrent et, apprenant qui ils étaient, insistèrent, tout excités, pour les retenir à dîner. Quelques-uns proposèrent de leur faire faire le tour du bâtiment, « Mais si vous voulez vous arrêter avant, dites-le, parce que ça fait une trotte ».

C’était une petite ville flottante, leur dirent-ils. La population n’était que de cinq mille habitants. Ils vivaient en autarcie presque complète depuis son lancement.

— Nous cultivons à peu près tout ce qu’il nous faut, et nous péchons le reste, mais les villes flottantes s’accusent mutuellement de dépeupler la mer de certaines espèces. Nous faisons de la polyculture de vivaces. Nous avons de nouveaux cultivars de maïs, de tournesol, de soja, de prunes des sables, etc. Tout est fait par des robots. La cueillette est une corvée qui casse le dos, et nous avons atteint un niveau de technologie suffisant pour rester tranquillement chez nous et savourer les fruits de notre travail. Il y a beaucoup de manufactures à bord. Nous faisons du vin – vous voyez les vignes, là-bas –, et nous avons des distilleries de cognac. Ça, nous le faisons à la main. Nous fabriquons aussi des semi-conducteurs aux applications très spécialisées, et des bicyclettes de grande qualité.

— Nous faisons le tour de la mer du Nord. Les tempêtes sont parfois très violentes, mais nous sommes si gros qu’elles ne nous perturbent guère. La plupart d’entre nous sont ici depuis dix ans, depuis le lancement du navire. C’est une vie merveilleuse. Nous avons tout ce qu’il nous faut. Oh, c’est amusant de descendre à terre de temps en temps, bien sûr. Nous allons à Nilokeras tous les Ls 0 pour le festival de printemps. Nous vendons nos produits, nous faisons le plein de ce qui nous manque, la fête toute la nuit et nous reprenons la mer.

— Nous n’avons besoin de rien, que de vent, de soleil et d’un peu de poisson. Les cours environnementales nous adorent. Nous avons si peu d’impact sur l’environnement ! La mer du Nord est sûrement plus peuplée que si la région n’avait jamais été mise en eau. Il y a des centaines de villes flottantes, maintenant.

— Des milliers. Et nous faisons travailler les villes portuaires, les chantiers navals. C’est une bonne affaire pour tout le monde, en fait.

— Vous pensez que ce serait un bon moyen d’absorber le surplus de population de la Terre ? suggéra Ann.

— Absolument. L’un des meilleurs. Cet océan est immense, il pourrait accueillir des quantités de bâtiments comme celui-ci.

— Tant qu’ils ne pratiquent pas la pêche à outrance.

Comme ils continuaient leur tour, Sax dit à Ann :

— Encore une raison de ne pas s’étriper pour ce problème d’immigration.

Ann ne répondit pas. Elle regardait l’eau tavelée de soleil, les vingt mâts gréés en goélette. Le bâtiment ressemblait à un vaste iceberg tabulaire dont la surface aurait été entièrement exploitée. Une île flottante.

— Il y a tant de sortes de nomades, commenta Sax. On dirait que les indigènes qui éprouvent le besoin de se fixer sont une minorité.

— Contrairement à nous.

— Je te l’accorde. Mais je me demande si cette tendance s’accompagne d’une certaine sympathie pour les Rouges. Si tu vois ce que je veux dire.

— Non.

Sax tenta de s’expliquer.

— J’ai l’impression que les nomades ont plutôt tendance à prendre les choses comme elles viennent. Ils vivent avec les saisons, mangent ce qu’ils trouvent, c’est-à-dire ce qui pousse à ce moment-là. Et ceux qui courent les mers à plus forte raison, évidemment, étant donné que la mer est réfractaire à la plupart des tentatives de l’homme pour la changer.

— En dehors des tentatives de régulation du niveau de l’eau ou de sa salinité. Tu en as entendu parler ?

— Oui. Mais il n’y a pas grand-chose à espérer de ce côté-là, à mon avis. Le mécanisme de la salinisation est encore très mal compris.

— Si ça marche, ça va tuer pas mal d’espèces d’eau douce.

— Certes, mais les espèces d’eau salée seront ravies.

Ils traversèrent l’île flottante pour rejoindre la place qui surplombait le quai, passant entre de longues rangées de fougères, de viridine transparente, de vignes taillées en T à hauteur de la taille, les treilles horizontales chargées de grappes d’un violet poussiéreux. De l’autre côté s’étendait une sorte de prairie où poussait un mélange de plantes, sillonnée par d’étroits sentiers.

Ils furent conviés à un festin de pâtes et de fruits de mer à un restaurant de la place. La conversation était générale. Soudain, quelqu’un sortit en trombe de la cuisine en annonçant qu’il y avait des problèmes à l’ascenseur spatial. Les troupes de l’ONU qui s’octroyaient la moitié des droits de douane sur New Clarke avaient pris la station, renvoyé les agents martiens sur la planète en les accusant de corruption et déclaré que dorénavant l’ONU administrerait elle-même la partie supérieure de l’ascenseur. Le conseil de sécurité des Nations Unies disait maintenant que les officiers locaux avaient outrepassé leurs prérogatives, mais ce rétropédalage ne s’accompagnait d’aucune invitation aux Martiens à remonter sur le câble, et Sax pensait que c’était un rideau de fumée.

— Oh, Seigneur ! dit-il. Maya ne va pas aimer ça.

Ann leva les yeux au ciel.

— Ce n’est pas vraiment le plus important, si tu veux mon avis.

Elle paraissait outrée et, pour la première fois depuis que Sax l’avait retrouvée dans la caldeira d’Olympus, concernée par la situation actuelle. Revenue de son exil. C’était assez choquant, quand on y réfléchissait. Même ces gens de mer avaient l’air secoués, eux qui paraissaient jusque-là – comme Ann – assez éloignés des contingences terrestres. Il constata que la nouvelle se répandait parmi les convives du restaurant, les projetant tous dans le même espace : soulèvement, crise, menace de guerre. Les voix étaient incrédules, les visages furieux.

Les gens à leur table observaient Sax et Ann, curieux de leur réaction.

— Vous allez être obligés de prendre des mesures, dit l’un de leurs guides.

— Pourquoi nous ? rétorqua sèchement Ann. Ça va être à vous de réagir, si vous voulez mon avis. C’est vous qui êtes aux commandes, maintenant. Nous ne sommes que deux vieux issei.

Leurs compagnons de table parurent surpris, ne sachant trop comment prendre sa réponse. L’un d’eux se mit à rire. Celui qui avait parlé secoua la tête.

— Ce n’est pas vrai, mais vous avez raison sur un point : nous allons être vigilants, et voir avec les autres îles flottantes la réponse qui s’impose. Nous jouerons notre rôle. Je voulais dire que des tas de gens vont se tourner vers vous pour voir ce que vous faites.

Ann resta coite. Sax replongea dans son assiette, la cervelle en ébullition. Il se rendit compte qu’il avait envie de parler à Maya.