La soirée se poursuivit jusqu’au coucher du soleil. Le dîner traînait en longueur. Leurs hôtes essayaient de retrouver leur bel entrain. Sax réprima un petit sourire ; crise interplanétaire ou non, le repas devait se dérouler selon le protocole. Et ces gens de mer n’étaient pas du genre à s’en faire pour le système solaire en général. Alors l’atmosphère se réchauffa : le dessert fut avalé dans l’euphorie – ils avaient reçu la visite de Clayborne et Russell. Puis les deux voyageurs prirent congé dans les dernières lueurs du jour, et on les escorta jusqu’à leur bateau. Les vagues, dans le golfe de Chryse, étaient beaucoup plus grosses qu’il n’y paraissait d’en haut.
Sax et Ann reprirent la mer en silence, perdus dans leurs pensées. Sax regarda la ville flottante, derrière lui, en songeant à ce qu’ils avaient vu ce jour-là. Ils avaient l’air de se la couler douce. Il y avait quand même une chose… Il chassa cette idée, puis, au bout d’une rapide course d’obstacles, la rattrapa et l’empoigna malgré tout : pas d’absences, ces jours-ci. Ce qui était une grande satisfaction, même si ses idées actuelles étaient plutôt mélancoliques. Devait-il essayer de les partager avec Ann ? Était-il possible de les exprimer ?
— Il y a des moments où je regrette… commença-t-il. Quand je vois ces gens, la vie qu’ils mènent… Je trouve ironique que nous… que nous soyons au bord d’un… d’une sorte de nouvel âge d’or… (voilà, il l’avait dit, et maintenant il se sentait complètement idiot) qui arrivera après la mort de notre génération. Nous aurons œuvré pour ça toute notre vie, et nos mourrons avant que ça n’arrive.
— Comme Moïse restant hors de la Terre promise.
— Ah bon ? Il n’y a pas mis les pieds ? fit Sax en secouant la tête. Toutes ces vieilles histoires…
Que de rapprochements… Comme la science, au fond, comme les intuitions fulgurantes qu’on avait au cours d’une expérience, quand tout devenait lumineux et que les choses s’éclaircissaient.
— Enfin, j’imagine ce qu’il a pu ressentir. C’est… c’est frustrant. Je voudrais voir ce qui va arriver. Il y a des moments où je meurs de curiosité. Je voudrais savoir ce qui va se passer après notre mort, tu comprends. Connaître l’histoire du futur. Tout ça. Tu comprends ce que je veux dire ?
Ann le regarda attentivement et dit enfin :
— Tout doit mourir un jour. Mieux vaut partir en pensant qu’on va rater un âge d’or qu’en se disant qu’on a gâché toutes les chances de nos enfants, qu’on leur laisse en héritage une hotte de cadeaux empoisonnés à long terme. C’est ça qui serait déprimant. La situation étant ce qu’elle est, nous n’avons à nous en faire que pour nous.
— C’est vrai.
Et c’était Ann Clayborne qui parlait. Sax se sentit devenir écarlate. Cette action capillaire pouvait être une sensation très agréable, parfois.
Ils retournèrent vers l’archipel d’Oxia et voguèrent entre les îles en bavardant. Ils arrivaient à communiquer. Ils mangeaient dans le cockpit, dormaient chacun dans sa cabine, sur les coques. Par un frais matin, alors que le vent soufflait du rivage, tout neuf et odorant, Sax dit :
— Je m’interroge encore sur la possible émergence de Bruns d’une espèce ou d’une autre.
— Et où serait le Rouge, là-dedans ? répliqua Ann en lui jetant un coup d’œil.
— Eh bien, dans le désir de maintenir les choses en l’état. De préserver une bonne partie de la planète dans son état primitif. L’aréophanie.
— Ça a toujours été l’idée des Verts. C’est Vert avec juste une petite touche de Rouge. Kaki.
— Possible. Ce serait Irishka et la coalition Mars Libre. Mais aussi des châtains, des ambre brûlé, des Sienne, des rouge indien.
— Je doute qu’il y ait encore des Rouges Indiens, fit-elle avec un rire amer.
Elle riait assez souvent, même si son humour était parfois mordant. Un soir, il était dans sa cabine et elle était à l’arrière de son côté (elle avait opté pour bâbord, et lui pour tribord) quand il l’avait entendue rire tout haut. Il était remonté, avait regardé alentour, et s’était dit que son hilarité avait dû être provoquée par la vue de Pseudophobos (la plupart des gens disaient simplement Phobos), qui montait très vite à l’ouest, selon son habitude. Les lunes de Mars voguant à nouveau dans la nuit, petits patatoïdes gris sans grande distinction, mais présents quand même. Comme ce rire à leur vue.
— Tu crois que c’est sérieux ? La prise de Clarke, je veux dire ? demanda Ann un soir, alors qu’ils se retiraient chacun dans sa coque.
— C’est difficile à dire. Il y a des moments où je me dis que ça ne peut être que des rodomontades, parce que si c’était sérieux ce serait tellement… stupide. Ils doivent savoir que Clarke est très vulnérable… qu’un rien pourrait le faire disparaître du paysage.
— Kasei et Dao n’ont sûrement pas eu cette impression.
— Non, mais… À Da Vinci, reprit-il très vite, car il ne voulait pas lui dire que leur tentative avait été sabotée et craignait qu’elle le déduise de son silence, euh, on a installé un laser à rayons X dans la caldeira d’Arsia Mons. Il est enfoui dans la roche de la paroi nord. Il suffirait de le déclencher pour fondre le câble juste au-dessus du point aréosynchrone. C’est imparable. Aucun système défensif ne pourrait rien contre ça.
Ann le dévisagea. Il haussa les épaules. Il n’était pas personnellement responsable de tout ce qui se passait à Da Vinci, quoi qu’on puisse en penser.
— Mais abattre le câble, dit-elle en secouant la tête. Ça tuerait un tas de gens.
Sax se rappela que Peter avait survécu à la chute du premier câble en sautant dans le vide. Il avait eu de la chance de s’en sortir. Peut-être Ann était-elle moins encline à tirer un trait sur la vie d’autrui.
— Exact, dit-il. Ce n’est pas une bonne solution. Mais c’est possible, et je pense que les Terriens le savent.
— Alors ce n’est peut-être qu’une menace.
— Peut-être. Sauf s’ils sont prêts à aller plus loin.
Au nord de l’archipel d’Oxia, ils passèrent devant la baie de McLaughlin, qui était le côté est d’un cratère submergé. Au nord, il y avait la pointe de Mawrth et, derrière, l’entrée du fjord, l’un des plus longs du littoral. Il fallait, pour le remonter à la voile, tirer constamment des bords, ballotté par des vents traîtres, louvoyer entre des parois abruptes, sinueuses. Mais Sax tenait à le faire parce que c’était un joli fjord, au fond d’un chenal d’éruption très profond et très étroit qui allait en s’élargissant. Tout au bout, le canyon au sol rocheux s’enfonçait dans les terres, sur des kilomètres et des kilomètres. Il voulait montrer à Ann que l’existence des fjords n’impliquait pas forcément l’inondation de tous les canaux afférents. Il y avait de très longs canyons au-dessus du niveau de la mer au fond d’Arès et de Kasei, ainsi que dans Al Qahira et Ma’adim. Mais il ne dit rien, et Ann ne fit pas de commentaire.
Après Mawrth, il mit cap à l’ouest. Pour gagner la région d’Acidalia, dans la mer du Nord, en sortant du golfe de Chryse, il fallait contourner un long bras de terre appelé la péninsule du Sinaï, qui prolongeait la partie ouest d’Arabia Terra. Le détroit qui reliait le golfe de Chryse à la mer du Nord faisait cinq cents kilomètres de large ; mais il en aurait fait quinze cents sans la péninsule du Sinaï.
Ils voguèrent donc vers l’ouest dans le vent, tantôt en parlant, tantôt en silence. Ils revinrent plusieurs fois sur la signification que pourrait revêtir le fait d’être Brun :