— Et si on disait plutôt Bleu ? suggéra Ann, un soir, en regardant l’eau par-dessus le bastingage. Le marron n’est pas une très jolie couleur, et ça pue le compromis. On devrait peut-être trouver quelque chose de complètement nouveau.
— On devrait peut-être, en effet.
Le soir, après dîner, ils passaient un moment à regarder les étoiles qui flottaient sur la molle surface de la mer, se disaient bonsoir ; Sax se retirait dans la cabine de la coque tribord, Ann dans celle de bâbord, et l’IA les emmenait lentement au bout de la nuit, évitant les icebergs qui commençaient à apparaître à cette latitude, chassés dans le golfe depuis la mer du Nord. C’était plutôt agréable.
Un matin, Sax se leva tôt, éveillé par une forte houle qui faisait tanguer et rouler sa couchette, ce que son rêve traduisit par le mouvement de balancier d’un pendule géant. Il s’habilla tant bien que mal et monta sur le pont. Ann, qui avait grimpé dans les drisses, le héla.
— On dirait que la houle et les vagues transversales forment un schéma d’interférence positive !
— Pas possible ! fit-il en essayant de la rejoindre, mais il fut plaqué contre un des sièges du cockpit par une soudaine embardée du bateau et laissa échapper un cri étouffé.
Elle éclata de rire. Il se rapprocha d’elle en se cramponnant à la rambarde du cockpit. Il vit aussitôt ce qu’elle voulait dire : le vent était fort, près de soixante-cinq kilomètres-heure, et la voilure réduite au minimum gémissait. Partout le bleu de la mer était hérissé de pointes blanches. Le bruit du vent courant sur cette eau mâchurée était très différent du hurlement aigu, strident, qu’il aurait poussé s’il avait soufflé sur la roche : de ces milliards de bulles crevant à la surface montait un rugissement profond, vibrant. Les grandes collines des lames de fond disparaissaient sous l’écume arrachée aux crêtes et qui roulait dans les creux. Dans le ciel d’une couleur ambrée, opaque, sale, intense et très inquiétante, le soleil était pareil à une vieille pièce de monnaie vert-de-grisée. Tout était comme plongé dans l’ombre bien qu’il n’y eût pas un nuage. L’air était chargé de fines : c’était une tempête de poussière. Soudain les vagues devinrent monumentales – l’interférence positive dont parlait Ann doublait leur hauteur –, de sorte qu’ils passaient de longues, très longues secondes à monter à une vitesse pourtant vertigineuse, puis presque autant à retomber avant de recommencer. Des montagnes russes au ralenti. L’eau cessa d’écumer et prit la couleur du ciel, un brun sombre et terne, un peu comme l’air chargé de poussière de la Grande Tempête. Les vagues coiffées de mousse disparurent aux environs immédiats du bateau, et le bruit de l’eau contre les coques s’amplifia, devint un grondement visqueux. La mer, à cet endroit, était couverte de fraisil, ou d’une couche épaisse, élastique, de glace appelée nilas. Puis les crêtes blanches revinrent, deux fois plus épaisses qu’auparavant.
Sax grimpa dans le cockpit et demanda un rapport météo à l’IA. Un vent catabatique dévalait Kasei Vallis et déferlait sur le golfe de Chryse. Un hurlevent, comme auraient dit les hommes-oiseaux de Kasei. L’IA aurait dû les avertir. Mais comme beaucoup de bourrasques catabatiques, elle était venue en une heure et était encore relativement localisée, bien que déjà très violente. Le bateau escaladait les vagues et les dévalait, ébranlé par les coups de boutoir du vent. Sur le côté, les vagues donnaient l’impression d’être renversées par le vent, mais le bateau qui effleurait l’eau en montant puis en descendant montrait qu’elles étaient toujours aussi importantes. Au-dessus de leur tête, le mât-voile s’était presque complètement rétracté dans le montant, prenant la forme d’une lame aérodynamique. Sax se pencha pour regarder de plus près l’IA. Le volume de l’alarme était réglé au minimum. Peut-être avait-elle tenté de les avertir, tout compte fait.
Une tempête. Et elle venait vite. La proximité de l’horizon – quatre kilomètres seulement – n’arrangeait pas les choses. Pendant toutes les années où la densité de l’air s’était accrue, les vents de Mars n’avaient guère faibli. Des fragments invisibles de glace se fracassaient sur la coque, faisant frémir le bateau sous leurs pieds. C’était maintenant de la glace en débâcle, apparemment, ou les fragments d’une crêpe de glace qui s’était formée pendant la nuit. Difficile à dire dans cette écume qui volait en tous sens. De temps en temps, il sentait l’impact d’un bloc plus important, un bergy bit, comme disaient les marins. Ceux-ci venaient du détroit de Chryse, portés par un courant du nord. Ils étaient maintenant poussés vers le littoral, la côte sud, sous le vent, de la péninsule du Sinaï. Comme ils l’étaient eux-mêmes, d’ailleurs.
Ils durent capoter le cockpit. Une coquille transparente se déroula d’un côté du pont et se fixa sur l’autre. Sous cette couverture imperméable, ils eurent aussitôt plus chaud, ce qui était réconfortant. Ils étaient partis pour essuyer un véritable ouragan. Kasei Vallis servait d’entonnoir à un courant d’air extrêmement puissant. D’après l’IA, à l’île de Santorini, le vent pouvait atteindre des vitesses de l’ordre de 180 à 220 kilomètres-heure, et sa force ne diminuait guère à l’entrée dans le golfe. Il soufflait déjà très fort en haut du mât : 160 kilomètres-heure. La surface de l’eau se désintégrait, à présent. Les bourrasques déchiquetaient les crêtes aplaties. Le bateau réagit en se repliant sur lui-même : le mât se rétracta, les écoutilles se refermèrent hermétiquement, puis il sortit l’ancre flottante, un tube un peu semblable à une manche à air qui s’étendit sous l’eau du côté au vent par rapport à eux, ralentissant leur course et amortissant en partie le choc des petits icebergs de plus en plus denses au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la côte. Maintenant que l’ancre flottante était en place, la glace de débâcle et les bergy bits poussés par le vent allaient plus vite qu’eux et heurtaient la coque du côté au vent, alors que la coque sous le vent heurtait une masse de glace qui allait en s’épaississant. La majeure partie des deux coques était sous l’eau, à présent. Le bateau devenait une sorte de sous-marin, reposant sur la surface et juste en dessous. Les matériaux employés pour sa construction étaient si résistants qu’ils encaisseraient sans broncher tous les chocs qu’un ouragan ou même un rivage bordé d’icebergs pouvaient occasionner. Ils étaient conçus pour résister à plus de violence encore. Non, le point faible, se dit Sax, la poitrine comprimée par sa ceinture de sécurité, le point faible, c’était leur corps. Le catamaran s’envola, emporté par un paquet de mer, retomba en une chute vertigineuse et s’immobilisa en heurtant un gros bloc de glace. Sax retomba, le souffle coupé par les sangles. Il comprit qu’ils risquaient d’être secoués à mort, les organes internes endommagés par leurs harnais. Une façon désagréable de s’en aller, se dit-il. Mais s’ils se détachaient, ils seraient ballottés dans le cockpit, se rentreraient dedans ou heurteraient quelque chose de dur, et ils éclateraient comme une tomate trop mûre. Ce n’était pas une situation tenable. Peut-être les sangles qu’il avait vues sur le cadre de son lit seraient-elles moins dures, mais les décélérations provoquées par les heurts du bateau avec les blocs de glace étaient trop brutales ; il doutait que le fait de se retrouver à l’horizontale y change grand-chose.
— Je vais voir si l’IA peut nous ramener dans la baie d’Arigato ! hurla-t-il à l’oreille d’Ann.
Elle acquiesça pour lui signifier qu’elle avait compris. Il hurla ses instructions dans le micro de l’IA, et l’ordinateur les enregistra, ce qui était une bonne chose, car Sax se voyait mal taper sur un clavier alors que le bateau volait, plongeait et vibrait comme le tambour d’une machine à laver géante. Avec toutes ces secousses, il était impossible de sentir la réaction des moteurs du bateau, mais un léger changement d’angle d’attaque des lames de fond le persuada qu’ils mettaient les bouchées doubles alors que l’IA essayait de les emmener plus loin vers l’ouest.