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Près de la pointe de la péninsule du Sinaï, du côté sud, un grand cratère submergé appelé Arigato formait une baie ronde dont l’entrée, peu profonde – une partie effondrée de l’ancien bord du cratère –, était orientée vers le sud-ouest. Le vent soufflait de cette direction, et l’eau, à l’embouchure de la baie, devait être agitée. Le passage risquait d’être mouvementé. Mais une fois dans la baie, les lames de fond seraient arrêtées par la lèvre du cratère. Le vent et les vagues perdraient beaucoup de leur force, surtout à l’abri du cap ouest. Ils n’auraient plus qu’à attendre la fin de la tourmente pour reprendre la mer. En théorie, c’était un excellent plan, mais Sax redoutait l’entrée de la baie. D’après la carte, il n’y avait que dix mètres de fond, ce qui devait à coup sûr faire éclater les lames. D’un autre côté, dans un bateau qui était devenu une sorte de sous-marin (et avait malgré tout moins de deux mètres de tirant d’eau), ça ne devait pas être un problème insurmontable. L’IA semblait considérer ses instructions comme exécutables. Le bateau avait d’ailleurs rétracté l’ancre flottante et ses puissants petits moteurs le propulsaient dans le vent et les vagues, vers la baie invisible, comme tout le reste du littoral, dans l’air brouillasseux.

Ils attendirent donc l’accalmie en se retenant aux rails de sécurité du cockpit, et sans échanger deux paroles. Il n’y avait pas grand-chose à dire de toute façon, et le vacarme assourdissant du vent et des vagues rendait toute conversation difficile. Sax avait les bras et les mains engourdis à force de se cramponner, mais la seule autre solution consistait à descendre dans la coque et à s’arrimer sur son lit, ce qu’il se refusait à faire. Malgré l’inconfort de la situation et l’inquiétude qui le tenaillait à l’idée de ce qui les attendait à l’embouchure de la baie, pour rien au monde il n’aurait raté le spectacle du vent hachant l’eau. C’était une expérience extraordinaire.

Un peu plus tard (soixante-douze minutes exactement, d’après l’IA), une langue noire apparut au-dessus des crêtes blanches, du côté sous le vent. S’ils voyaient la côte, c’est probablement qu’ils en étaient trop près, mais elle disparut et reparut plus loin vers l’ouest : l’entrée de la baie d’Arigato. Le gouvernail frémit contre son genou et le bateau changea légèrement de cap. Pour la première fois, il entendit le bourdonnement des petits moteurs, à l’arrière des deux coques. Les impacts devinrent effroyables et ils durent s’agripper avec plus de fermeté encore. Les lames à la crête déchiquetée qui se cabraient en heurtant le fond atteignaient une hauteur stupéfiante. Dans la mousse qui roulait sur l’eau il voyait à présent des blocs de glace d’une taille inquiétante, des icebergs d’un bleu translucide, vert jade, aigue-marine, piquetés, rugueux, vitreux. Une grande quantité de glace avait dû être poussée vers la côte, devant eux. Si l’entrée de la baie était obstruée par la glace, si néanmoins les vagues continuaient à se briser sur la barre, la situation s’annonçait difficile. Il hurla une ou deux questions à l’IA, mais ses réponses ne le satisfirent pas. Il en ressortait que le bateau résisterait à tous les coups, mais que les moteurs ne parviendraient pas à lui faire traverser de la glace trop tassée. Et, de fait, la glace s’épaississait rapidement. Ils étaient environnés par une profusion de fragments arrachés aux icebergs, projetés vers le rivage par la tourmente qui faisait rage dans le golfe tout entier. Les crissements, les martèlements étaient maintenant une composante majeure du vacarme. Sax voyait mal comment ils pourraient sortir de cette mauvaise passe à la force des moteurs et remettre le cap au large dans le vent et les vagues. La perspective de se retrouver en pleine mer, secoué par les vagues de plus en plus énormes et violentes ne le réjouissait guère. Ils risquaient fort de se retourner. Mais la densité inattendue de la glace près de la côte ne leur laissait pas d’autre alternative. L’option consistant à continuer vers l’intérieur paraissait désormais peu faisable. En tout cas, ils allaient être rudement secoués.

Ann semblait particulièrement mal à l’aise dans son harnais. Elle se cramponnait à la rampe, dans le cockpit, comme si sa vie en dépendait. Une vie à laquelle elle ne donnait pas l’impression de vouloir renoncer, ce qui mit du baume au cœur de Sax. Elle se pencha vers lui et il lui présenta son oreille pour l’entendre.

— Nous ne pouvons pas rester là ! cria-t-elle. Quand nous serons fatigués… les chocs vont nous déchiqueter – ah ! – comme des poupées de chiffon !

— On pourrait s’attacher sur nos lits ! beugla Sax en retour.

Elle eut un froncement de sourcils dubitatif. Rien ne prouvait qu’ils se retrouveraient dans une meilleure situation ainsi sanglés. De plus, ils n’avaient pas testé ces harnais-là. Et comment s’attacheraient-ils tout seuls ? Le vent strident était d’une impétuosité stupéfiante, l’eau rugissait, les blocs de glace cognaient. Les vagues étaient si hautes que le bateau mettait, pour les gravir, dix ou douze secondes pendant lesquelles le cœur cessait de battre. Ils arrivaient en haut à une vitesse vertigineuse et, du sommet des crêtes, voyaient des blocs de glace voler en tous sens au milieu de l’écume, atterrir parfois sur les coques, le pontage et même la mince coque cristalline du bateau, avec une violence qu’ils ressentaient dans tout leur corps.

Sax se pencha pour hurler à l’oreille d’Ann :

— Je crois que c’est le moment d’utiliser la fonction canot de sauvetage du bateau !

— … canot de sauvetage ? répéta Ann.

Sax hocha la tête.

— Le bateau est son propre canot de sauvetage, mugit-il. Il vole.

— Quoi ?

— Il vole !

— Tu veux rire ?

— Non ! Il devient un… un ULM !

Il se pencha et colla ses lèvres à son oreille.

— Les coques, les quilles, le fond du cockpit se vident de leur ballast, se remplissent d’hélium. Il y a des réservoirs dans la proue. Des ballons se gonflent. On m’en a parlé à Da Vinci, mais je ne l’ai jamais vu de mes propres yeux ! Je ne pensais pas que nous en aurions un jour besoin !

Le bateau pouvait aussi se changer en sous-marin, lui avait-on dit à Da Vinci. Ils étaient assez fiers des possibilités du nouveau bateau. Mais les paquets de glace accumulés le long du rivage rendaient cette option inenvisageable. Sax ne le regrettait pas. L’idée de descendre sous la surface ne lui disait rien, sans qu’il sache trop pourquoi.

Ann se recula pour le regarder, sidérée.

— Et tu sais le piloter ? demanda-t-elle en hurlant.

— Non.

Il comptait sur l’IA pour ça. À condition qu’ils arrivent à décoller. Restait à trouver la commande d’urgence, à appuyer sur le bon bouton. Il tendit le doigt vers le tableau de bord et se pencha en avant pour lui crier quelque chose à l’oreille. La tête d’Ann fit une embardée, lui cogna durement le nez et la bouche. Il fut aveuglé par la douleur et son nez se mit à saigner. Un impact comparable à celui de deux planétésimaux. Il lui dédia un grand sourire. Autre bêtise, tout aussi pénible : il se fendit encore plus la lèvre. Il se lécha pour étancher son sang.

— Je t’aime ! brailla-t-il, mais elle ne l’entendit pas.

— Comment fait-on pour lancer cet engin ? hurla Ann.

Il indiqua à nouveau le tableau de bord et, à côté de l’IA, les commandes de secours sous un capot de protection.