Puis le bateau fila sous le nuage, dans un déluge de neige et de grêle. Craignant que l’hélium ne les fasse remonter dans le nuage, Sax appuya sur un petit bouton du tableau de bord, et le bateau amorça la descente. Deux petits cabillots. Selon la façon dont il les manipulait, ils donnaient l’impression de piquer du nez ou de remonter. Des commandes d’altitude. Il appuya doucement dessus.
Apparemment, ils descendaient. Au bout d’un moment, il fit plus clair en dessous. Ils semblaient, à vrai dire, survoler des crêtes et des mesas déchiquetées. Ça devait être Cydonia Mesa, sur la côte d’Arabia Terra. Pas un bon endroit pour se poser.
Mais l’orage les emportait toujours plus loin, et ils furent bientôt à l’est de Cydonia, sur la plaine plate d’Arabia. Il fallait qu’ils descendent, et vite maintenant, avant d’être rejetés vers la mer du Nord, qui pouvait très bien être aussi sauvage et pleine de glace que Chryse. En dessous s’étendait un patchwork de champs, de vergers, de canaux d’irrigation et de fleuves sinueux, bordés d’arbres. Il avait manifestement beaucoup plu. Le sol était gorgé d’eau, les mares, les canaux, les petits cratères débordaient. La partie basse des champs était inondée. Des fermes groupées en petits villages, rien que des bâtiments d’exploitation dans les champs – des granges, des hangars. Un beau paysage détrempé, assez plat. De l’eau partout. Ils descendaient, mais lentement. Ann avait les mains bleuâtres dans cette sombre fin d’après-midi. Et lui aussi.
Il dut faire un effort sur lui-même car il se sentait vidé de toute énergie. L’atterrissage serait important. Il appuya plus fort sur les commandes d’altitude.
Leur descente s’accéléra. Ils survolèrent une rangée d’arbres, puis une bourrasque les rabattit brutalement vers le bas, sur un large champ, dont l’extrémité était pleine d’une eau brune, qui courait dans les andains. Au-delà, de l’autre côté du champ, s’étendait un verger. Un atterrissage sur l’eau serait parfait. Mais ils se déplaçaient assez vite horizontalement, dix ou quinze mètres peut-être au-dessus de la surface. Il appuya à fond sur les commandes, vit les quilles, sous les coques, s’incliner vers le bas comme des dauphins vivants. Le bateau piqua du nez lui aussi, puis le sol monta vers eux à toute vitesse, il y eut une immense gerbe d’eau brune, des vagues blanches s’élevèrent de chaque côté. Ils glissèrent sur l’eau boueuse, jusqu’à ce qu’une rangée d’arbustes les arrête brutalement. Le long des arbres, un groupe d’enfants et un homme couraient vers eux, la bouche et les yeux ronds.
Sax et Ann se redressèrent tant bien que mal. Sax ouvrit le cockpit. Un filet d’eau brune, sale, dégoulina par le plat-bord. Une journée venteuse, brumeuse, sur la campagne d’Arabie. L’eau qui se déversait à l’intérieur était d’une chaleur étonnante. Ann avait le visage trempé, ses cheveux se dressaient, tout raides, sur sa tête comme si elle avait été électrocutée. Elle grimaça un sourire.
— Bien joué, dit-elle.
QUATORZIÈME PARTIE
Le Lac du Phénix
1
Un coup de feu, un tintement de cloche, un chœur chantant en contrepoint.
La troisième révolution martienne était à la fois si complexe et si pacifique qu’il était difficile d’y voir une simple révolution. C’était plutôt une évolution dans une discussion en cours, un renversement de marée. Un renversement d’équilibre.
Quelques semaines après la prise de l’ascenseur qui avait mis le feu aux poudres, l’armée terrienne était descendue du câble et la crise s’était étendue partout à la fois. Puis, sur une petite indentation de la côte de Tempe Terra, un essaim d’atterrisseurs tombèrent du ciel, suspendus à des parachutes, ou descendirent sur des volutes de feu pâle : toute une nouvelle colonie, une invasion d’immigrants parfaitement illégale. Ceux-là venaient du Cambodge, mais partout ailleurs sur la planète d’autres atterrisseurs amenaient des colons philippins, pakistanais, australiens, japonais, vénézuéliens, new-yorkais. Les Martiens ne surent comment réagir. Ils ne pouvaient croire qu’une chose pareille arriverait un jour. Ils avaient fondé une société démilitarisée et n’avaient aucun moyen de défense. Ou du moins le disaient-ils.
C’est encore Maya qui les fit réagir, jouant du bloc-poignet comme Frank, battant le rappel des membres de la coalition pour l’ouverture de Mars et de bien d’autres, orchestrant la réponse collective. Viens, dit-elle à Nadia. Une fois de plus. Le mot d’ordre fit tache d’huile dans les villes et les villages, et les gens descendirent dans les rues ou prirent le train pour Mangala.
Sur la côte de Tempe, les nouveaux colons cambodgiens sortirent de leurs atterrisseurs et gagnèrent les abris qui avaient été largués avec eux, exactement comme les Cent Premiers, deux siècles auparavant. Et des collines sortirent des gens vêtus de peaux de bêtes, portant des arcs et des flèches. Ils avaient des canines de pierre rouge et les cheveux noués en chignon. Là, dirent-ils aux colons qui s’étaient massés devant l’un des abris. Laissez-nous vous aider. Posez ces fusils. Nous allons vous montrer cet endroit. Vous n’avez pas besoin d’abris de ce genre, ils sont d’une conception archaïque. La colline que vous voyez à l’ouest est le cratère Perepelkin. Il y a des vergers de pommiers et de poiriers sur les pentes, prenez-en tant que vous voudrez. Et tenez, voilà les plans d’une maison-disque ; c’est l’habitat le mieux adapté à cette côte. Puis il vous faudra une marina, et des bateaux de pêche. Si vous nous permettez d’utiliser votre port, nous vous montrerons des coins où poussent des truffes. Oui, une maison-disque. Une maison-disque de Sattelmeier. C’est très agréable de vivre en plein air. Vous verrez.
Tous les courants du gouvernement martien se rencontrèrent dans la salle de l’assemblée de Mangala, pour tenter de trouver une solution à la crise. Toutes les factions de Mars Libre, qui était majoritaire au sénat, au conseil exécutif et à la cour environnementale du gouvernement global, s’accordèrent à reconnaître que l’incursion illégale des Terriens équivalait à une déclaration de guerre, à laquelle il fallait apporter une réponse appropriée. On suggéra, au sénat, de soumettre la Terre à un bombardement d’astéroïdes. On ne les dévierait que si les immigrants repartaient et si l’ascenseur était à nouveau supervisé, conjointement, par Mars et la Terre. Une seule frappe suffirait à déclencher un événement comparable à celui qui avait anéanti toute vie sur Terre à la fin du Crétacé, et ainsi de suite. Les diplomates de l’ONU objectèrent que c’était une arme à double tranchant.
Puis, alors que la tension était à son comble, la porte de la salle du conseil global s’ouvrit devant Maya Toïtovna. Elle dit : « Nous voulons parler », et elle fit entrer des gens qui attendaient dehors, les poussant impérieusement vers l’estrade comme un chien de berger : d’abord Sax et Ann, côte à côte, puis Nadia et Art, Tariki et Nanao, Zeyk et Nazik, Mikhail, Vasili, Ursula, Marina et même Coyote. Les issei revenus du passé pour hanter le présent, revenus sur le devant de la scène pour dire ce qu’ils pensaient. Maya tendit le doigt vers les écrans de la salle où l’on voyait ce qui se passait dehors : la foule qui se dressait sur l’estrade s’étendait en une marée ininterrompue à travers tout le bâtiment jusque sur la grande place centrale donnant sur la mer. Un demi-million de gens étaient massés là, une véritable multitude avait envahi les rues de Mangala et regardait sur les écrans ce qui se passait dans la salle du conseil. Et dehors, dans la baie de Chalmers, voguait un archipel de villes flottantes aux mâts hérissés de bannières et d’oriflammes. Dans toutes les villes martiennes la population était dehors, les écrans allumés. Tout le monde pouvait voir tout le monde.