Ann monta sur le podium et dit calmement que le gouvernement de Mars avait, ces dernières années, rompu à la fois la lettre et l’esprit de la compassion humaine en opposant son veto à l’immigration. Ce n’était pas ce que voulait le peuple de Mars. Le peuple de Mars voulait un nouveau gouvernement. C’était une motion de censure. Les nouveaux débarquements terriens étaient tout aussi illégaux et inacceptables, mais au moins ils étaient compréhensibles. Le gouvernement de Mars avait rompu la loi le premier. Et le nombre de nouveaux colons arrivés illégalement n’était pas supérieur au nombre de colons dont l’arrivée avait été illégalement interdite par le gouvernement actuel. Mars, dit Ann, devait être ouverte à l’immigration terrienne aussi largement que possible compte tenu des contraintes matérielles, tant que perdurerait le problème démographique. Or il ne durerait plus longtemps. Leur devoir envers leurs descendants était maintenant de les aider à passer ces dernières années dans la paix. « Rien au monde ne vaut qu’on se fasse la guerre. Nous qui l’avons vécue, nous le savons. »
Puis elle regarda par-dessus son épaule et Sax s’approcha des micros. Il dit : « Mars doit être protégée. » La biosphère était récente, sa capacité limitée. Elle n’avait pas les ressources physiques de celle de la Terre, et une grande partie du territoire vide devrait, par nécessité, le rester un moment encore. Les Terriens devaient comprendre ça, et ne pas submerger les systèmes locaux. S’ils le faisaient, Mars ne serait plus utile à personne. Il était clair que la Terre était en proie à un grave problème de surpopulation, mais Mars n’était pas la seule solution. « La relation Terre-Mars doit être renégociée. »
Ils entamèrent les pourparlers. Ils demandèrent à un représentant de l’ONU de descendre et de se justifier sur les derniers envois d’immigrants. Ils discutèrent, débattirent, s’expliquèrent, s’invectivèrent. Sur place, les gens installés affrontaient les nouveaux arrivants et des deux côtés on menaça de recourir à la violence. Puis d’autres intervinrent et commencèrent à parler, à circonvenir, à tancer, à se quereller, à négocier – et à s’invectiver. À tout moment, en mille endroits différents, les choses auraient pu très mal tourner. Beaucoup de gens étaient furieux. Mais la raison finit par l’emporter. Les choses en restèrent, dans la plupart des cas, au stade de la discussion. Beaucoup eurent peur que cela ne dure pas ; rares étaient ceux qui croyaient cela possible. C’est pourtant ce qui arriva, ainsi que les gens dans les rues purent le constater. C’est grâce à eux que les choses se passèrent ainsi. À un moment donné, après tout, la mutation des valeurs devait s’exprimer ; alors pourquoi pas ici et maintenant ? Il y avait très peu d’armes sur la planète, et il était difficile de frapper en pleine figure ou d’embrocher avec une fourche les gens qu’on avait en face de soi. Le moment de la mutation était venu, ils le voyaient bien. L’histoire était en train de se faire sous leurs yeux, dans les rues, parmi cette marée humaine, sur les écrans, l’histoire pas encore figée, là, entre leurs mains, et ils surent saisir la chance de l’infléchir selon une nouvelle direction. Ils s’en persuadèrent mutuellement. Un nouveau gouvernement. Un nouveau traité avec la Terre. Une paix polycéphale. Les négociations se poursuivraient pendant des années. Comme un chœur en contrepoint, chantant une immense fugue.
Je savais que ce câble reviendrait nous hanter, je l’avais toujours dit. Mais non, tu l’adorais, toi, ce câble. Tu ne lui reprochais que d’être trop lent. Tu disais qu’on avait plus vite fait d’aller sur Terre que sur Clarke, voilà ce que tu disais. C’est vrai, c’était ridicule. Mais moi je disais que le câble reviendrait nous hanter, et ce n’est pas la même chose, tu dois bien l’admettre. Garçon, hé, garçon ! Remettez-nous ça, de la tequila et des quartiers de citron. On travaillait au Socle quand ils sont arrivés, la salle centrale, c’était sans espoir, mais le Socle est un grand bâtiment. Je ne sais pas s’ils avaient un plan et s’il a foiré ou s’ils n’en avaient pas du tout, mais le temps que leur troisième cabine descende, le Socle était coupé du reste du monde et ils étaient les maîtres arrogants d’un cul-de-sac de trente-sept mille kilomètres de long. C’était stupide. Un vrai cauchemar, ces renards qui venaient toujours la nuit, rien que la nuit. On aurait dit des loups, mais en plus rapides. Ils vous sautaient à la gorge. Une horde de renards enragés, mon vieux, un vrai cauchemar. Comme en 2128, exactement pareil. Je ne sais pas si c’est vrai ou non, mais ils étaient là, la police terrienne à Sheffield, et quand les gens ont appris ça, ils sont tous sortis dans la rue, les rues grouillaient de monde, il en venait de partout. Je suis petit, et, des fois, j’avais la figure écrasée contre le dos des gens, ou les seins des femmes. J’en ai entendu parler par une voisine cinq minutes seulement après le début, elle l’avait appris par une amie qui habitait pas loin du Socle. La réaction à la prise des installations du câble a été rapide et tumultueuse. Ces commandos de l’ONU ne savaient pas quoi faire de nous, un détachement a essayé de prendre Hartz Plaza et nous les avons simplement encerclés, en fuyant devant eux et en nous refermant sur leurs flancs, créant un effet d’aspiration. Ce démon enragé, aux babines écumantes, qui m’avait pris à la gorge, quel putain de cauchemar ! On les a emmenés au parc du bord de la caldeira. Ces satanés commandos des étoiles ne pouvaient plus bouger d’un centimètre, ou alors c’était le massacre. La seule chose qui peut faire peur aux gouvernements, c’est que les gens descendent dans les rues. Enfin, ça et les ultimatums. Ou des élections libres ! L’assassinat. Ou qu’on se foute d’eux, ah, ah, ah, ah ! Toutes les villes étaient en liaison entre elles. Il y avait des fêtes gigantesques partout. On était à Lasswitz. Tout le monde est descendu vers le parc, le long de la rivière, et on est restés là, des bougies à la main pour que les caméras plongeant du belvédère cadrent cette mer de chandelles, c’était génial. Sax et Ann étaient là, ensemble, c’était stupéfiant. Stupéfiant. Incroyable. L’ONU a dû crever de trouille en entendant chacun tenir le discours de l’autre comme ça ! Ils ont dû se dire qu’on avait des trucs à zapper le cerveau braqués sur eux. Ce que j’ai préféré, c’est plus tard, quand Peter a demandé de nouvelles élections à la direction du parti Rouge et a mis Irishka au défi d’organiser ça tout de suite, au bloc-poignet. Ces histoires de partis se ramènent toujours à des combats de chefs, au fond, à un mano a mano. Si Irishka avait refusé de faire procéder au vote, elle était cuite, de toute façon, alors elle a bien été obligée d’y passer. J’aurais voulu que tu voies sa tête. On était à Sabishii quand on a entendu l’appel à voter des Rouges, et quand Peter a gagné, ça a été du délire. Sabishii a été instantanément changé en festival. Comme Senzeni Na, Nilokeras et Hell’s Gate. Et à la gare d’Argyre, il fallait voir ça. Enfin, bon : il ne l’avait emporté que par soixante à quarante, et à la gare d’Argyre c’est devenu dingue parce qu’il y avait beaucoup de supporters d’Irishka prêts à en découdre. C’est elle qui a sauvé le bassin d’Argyre, et toutes les basses terres encore au sec de cette planète, si tu veux mon avis, Peter Clayborne n’est qu’un vieux nisei, il n’a jamais rien fait. Garçon, garçon ! De la bière pour tout le monde, de la bière blanche, bitte.