Pas tout à fait. Il avait été choqué qu’elle le touche. Pauvre chair. C’est ce qu’elle avait pensé. Apparemment, elle se trompait. C’était bien dommage. Si elle avait compris, s’il avait compris, s’ils avaient compris, peut-être l’histoire en aurait-elle été changée. Peut-être que non. Mais ils n’avaient pas compris, et voilà où ils en étaient arrivés.
Dans cette ruée vers le passé, pas une fois elle n’avait pensé à la Terre du Nord, la Terre d’avant. Elle était restée dans la convergence antarctique. En réalité, la majeure partie du temps, elle était restée sur Mars, la Mars de son esprit, Mars la Rouge.
Selon la théorie, le traitement anamnésique stimulait la mémoire et amenait la conscience à répéter les associations complexes de nœuds et de réseaux, les reliant à travers le temps. Cette révision renforçait les souvenirs dans leur tracé, un réseau évanescent de schémas formés par des oscillations quantiques. Tout ce qui revenait était renforcé ; ce dont on ne se souvenait pas risquait de ne pas l’être et de continuer à se dégrader, victime de ruptures, d’erreurs, d’un effondrement quantique. Et de sombrer dans l’oubli.
Elle était donc une nouvelle Ann, maintenant. Pas Anti-Ann, ni même cette troisième personne indistincte qui l’avait hantée si longtemps. Une nouvelle Ann. Une Ann pleinement martienne, enfin. Sur une Mars faite de brun, de rouge, de vert et de bleu mélangés. Et s’il y avait encore en elle une Ann terrienne recroquevillée dans un placard quantique bien à elle, c’était la vie. Aucune cicatrice ne disparaissait jamais totalement avant la mort et la dissolution finale, et c’était peut-être aussi bien. Il ne fallait pas trop en perdre ou un autre genre d’ennui se profilerait. Il fallait conserver un équilibre. Ici et maintenant, sur Mars, elle était l’Ann martienne, non plus une issei mais une nouvelle indigène d’un certain âge, une yonsei née sur Terre. Ann Clayborne la Martienne, dans l’instant et l’instant seul. C’était bon d’être couchée là.
Sax remua dans ses bras. Elle le regarda. Un visage différent, mais c’était encore Sax. Gardant un bras autour de lui, elle passa une main glacée sur sa poitrine. Il se réveilla, la reconnut, eut un petit sourire ensommeillé. Il s’étira, se retourna, enfouit son visage au creux de son épaule. Lui planta un baiser dans le cou, la mordilla. Ils se cramponnèrent l’un à l’autre, comme dans le bateau volant, pendant la tempête. Une chevauchée sauvage. Ce serait drôle de faire l’amour dans le ciel. Mais pas pratique par un vent pareil. Une autre fois. Elle se demanda si les matelas étaient toujours faits comme dans le temps. Celui-ci était dur. Sax n’était pas aussi doux qu’il en avait l’air. Ils se blottirent l’un contre l’autre, s’étreignirent. Une étreinte sexuelle. Il était en elle, se mouvait en elle. Elle referma ses bras sur lui et le serra de toutes ses forces.
Il se mit à l’embrasser sur tout le corps, à la mordiller. Il disparaissait sous les couvertures. Faisait le sous-marin autour d’elle, sous les draps. Elle le sentait partout sur sa peau. Ses dents, parfois, mais surtout la pointe de sa langue, il la léchait comme un chat. Slurp slurp slurp. C’était bon. Il bourdonnait, ou il fredonnait. En tout cas, sa poitrine vibrait, ça faisait comme un ronronnement. « Rrr, rrrr, rrrrrrrrrr. » Un bruit paisible, sensuel. Ça aussi, c’était bon sur sa peau. Vibration, langue de chat, petits coups de lèche partout. Elle souleva la couverture comme une tente pour le regarder.
— Qu’est-ce qui est le meilleur ? murmura-t-il. Petit a, suggéra-t-il en l’embrassant, ou petit b ? proposa-t-il en appliquant un baiser ailleurs.
Elle ne put s’empêcher d’éclater de rire.
— Sax, ferme-la et fais-le.
— Ah ! Bon, eh bien…
Ils prirent leur petit déjeuner avec Nadia, Art et les membres de la famille qui étaient dans le coin. Leur fille, Nikki, faisait un tour dans les montagnes d’Hellespontus avec les farouches, son mari et trois autres couples de leur coop. Ils étaient partis la veille au soir dans un brouhaha de plaisir anticipé, comme des enfants, laissant leur fille Francesca et les enfants de leurs amis : Nanao, Boone et Tati. Francesca et Boone avaient cinq ans, Nanao trois, Tati deux. Ils étaient ravis de se retrouver ensemble, et avec les grands-parents de Francesca. Ce jour-là, ils allaient à la plage. Une grande aventure. Ils s’occupèrent de la logistique pendant tout le petit déjeuner. Sax devait rester à la maison avec Art, et l’aider à planter des oliviers sur la colline de derrière. Il attendait aussi deux invités : Nirgal et une mathématicienne de Da Vinci appelée Bao. Ann avait remarqué qu’il était tout excité à l’idée de les présenter l’un à l’autre. Aussi excité que les enfants.
— C’est une expérience, lui avait-il confié.
Nadia avait prévu de continuer à travailler sur sa passerelle. Elle descendrait peut-être plus tard sur la plage, avec Art, Sax et ses invités. Pendant la matinée, les enfants devaient être confiés à la garde de tante Maya. Cette perspective les enchantait tellement qu’ils ne tenaient pas en place. Ils couraient autour de la table comme des chiots.
Ann était donc plus ou moins réquisitionnée pour aller à la plage avec Maya et les enfants. Maya aurait bien besoin de son aide. Ils la regardaient d’un air circonspect. Tu veux bien, tante Ann ? Elle acquiesça. Ils prendraient le tram.
Elle partit donc pour la plage avec Maya et les enfants. Francesca, Nanao, Tati et elle étaient tassés sur la banquette juste derrière le chauffeur, Tati sur les genoux d’Ann. Boone et Maya étaient assis côte à côte derrière elles. Maya venait là tous les jours ; elle habitait de l’autre côté du village, dans un petit cottage pour elle toute seule, au milieu des dîmes qui dominaient la plage. Elle allait travailler pour sa coop presque tous les jours et, le soir, elle rejoignait souvent son groupe de théâtre. Elle était aussi une habituée des terrasses de café, et la baby-sitter attitrée des enfants.
Elle était maintenant engagée dans une féroce partie de chatouilles avec Boone. Ils étaient cramponnés l’un à l’autre comme deux singes et riaient à gorge déployée. Encore une chose à ajouter aux découvertes érotiques de la journée : il pouvait y avoir une rencontre parfaitement sensuelle entre un gamin de cinq ans et une femme de deux cent trente-trois ans. C’était le jeu de deux êtres humains très au fait des joies du corps. Ann et les autres enfants étaient silencieux, un peu gênés d’assister à cette scène.
— Quel est le problème ? hoqueta Maya en profitant d’une pause. Un chat vous a mangé la langue ?
— Un chat t’a mangé la langue ? répéta Nanao en regardant Ann avec consternation.
— Non, le rassura Ann.
Maya et Boone hurlaient de rire. Les gens dans le tram les regardaient, certains en souriant, d’autres de travers. Ann constata que Francesca avait les drôles d’yeux tachetés de sa grand-mère. C’était tout ce qu’on retrouvait de Nadia chez elle. Elle ressemblait plus à Art, mais pas beaucoup non plus. Une beauté.
Ils arrivèrent à l’arrêt de la plage. Un abri pour la pluie, un kiosque, un restaurant, un parking pour les bicyclettes, des routes de campagne qui s’enfonçaient dans l’intérieur des terres et un large sentier qui coupait à travers les dunes couvertes d’herbe vers la plage. Ils descendirent du tram, Maya et Ann croulant sous les sacs pleins de serviettes et de jouets.
Le ciel était couvert et il y avait du vent. La plage était presque déserte. De longues vagues déferlaient en diagonale sur le rivage. Elles se brisaient au large sur des bancs de sable que marquaient des lignes blanches, tranchées. La mer était sombre, les nuages gris perle dessinaient comme une arête de poisson sous le ciel morne, couleur lavande. Maya laissa tomber ses sacs. Boone et elle coururent vers l’eau. Plus loin le long de la plage, à l’est, Odessa se dressait sur sa colline, sous un trou dans les nuages, et les petites maisons blanches brillaient sous le soleil. Des mouettes tournaient dans le ciel en quête de nourriture, les plumes ébouriffées par le vent du large. Un pélican planait juste au-dessus des vagues. Plus haut volait un homme-oiseau. Ann pensa à Zo. Les gens mouraient si jeunes, autrefois… dans la quarantaine, la trentaine, à vingt ans, à dix ans. À cet âge, on ne pouvait pas savoir ce qu’on ratait. Des gamins fauchés comme des grenouilles par le gel. Ça pouvait encore arriver. À tout moment l’air pouvait vous cueillir et vous tuer. Mais c’était accidentel. Les choses étaient différentes aujourd’hui, il fallait l’admettre. À moins d’un accident, ces enfants auraient probablement une durée de vie normale. Il fallait lui laisser ce bénéfice, à cette époque, les choses ne se passaient pas trop mal de ce point de vue. Une vie bien remplie. Il fallait lui laisser ce bénéfice.