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— Merci.

— Il faut faire attention dans ces blizzards.

Puis ils se retrouvèrent devant son patrouilleur. Elle le lâcha et son poignet se mit à palpiter douloureusement. Elle colla sa visière contre ses lunettes.

— Entre, lui ordonna-t-elle.

Il gravit lentement, péniblement, les marches menant au sas, l’ouvrit, se laissa tomber à l’intérieur et se retourna tant bien que mal pour laisser à Hiroko la place d’entrer, mais elle n’était pas devant la porte. Il se pencha dans le vent, regarda aux alentours. Aucun signe de vie. Le soir tombait. La neige paraissait noire, maintenant.

— Hiroko ! appela-t-il.

Pas de réponse.

Il referma la porte, soudain terrifié. Le manque d’oxygène. Il actionna la pompe du sas, entra en titubant dans le réduit où on se changeait. Il faisait étonnamment chaud, l’air était un jet de vapeur brûlante. Il tira maladroitement sur ses vêtements, sans arriver à rien. Il s’astreignit à procéder avec méthode. D’abord les lunettes et le masque facial. Ils étaient couverts de glace. Ah, peut-être le tube d’arrivée d’air était-il obstrué par la glace, entre la bouteille et le masque. Il inspira plusieurs fois, profondément, puis s’assit pour laisser passer un malaise. Il ôta son capuchon, tira sur le zip de sa combinaison et parvint péniblement à enlever ses bottes. Sa combinaison. Ses sous-vêtements étaient froids et gluants. Il avait les mains en feu. C’était bon signe, preuve que les gelures étaient superficielles. N’empêche que c’était une torture.

Toute sa peau brûlait atrocement. Quelle en était la cause ? Le retour du sang dans les capillaires ? De la sensibilité dans les nerfs gelés ? Quelle qu’en soit la raison, la souffrance était presque intolérable.

— Waouh !

Il était d’une humeur radieuse. Non seulement parce que la mort l’avait épargné mais aussi parce qu’Hiroko était vivante. Hiroko, vivante ! C’était une nouvelle prodigieuse. Beaucoup de ses amis s’obstinaient à croire qu’ils avaient survécu, son groupe et elle, à l’attaque de Sabishii, en fuyant à travers le labyrinthe du terril puis dans les refuges creusés à flanc de falaise, mais Sax n’y avait jamais trop cru. Rien, aucun élément n’était venu étayer cette hypothèse. Et il y avait, dans les forces de sécurité, des gens capables de tuer des dissidents et de faire disparaître leurs corps. Pour Sax, c’était probablement comme ça que les choses s’étaient passées. Mais il avait gardé son opinion pour lui et réservé son jugement. Il n’y avait aucun moyen d’en être sûr.

Eh bien, maintenant, il savait. Il avait croisé, par hasard, le chemin d’Hiroko et elle l’avait sauvé de la mort. Car il serait mort de froid, si l’asphyxie n’avait pas eu sa peau avant. La vue de son visage chaleureux, un peu impersonnel, ses yeux bruns, le contact de son corps le soutenant, sa main nouée sur son poignet… Il aurait un bleu, dû à la force de sa poigne. Peut-être même une entorse. Il fléchit la main. Une douleur atroce lui fit monter les larmes aux yeux. Il se mit à rire. Hiroko ! Sacrée Hiroko !

Au bout d’un moment, la sensation de brûlure s’atténua un peu. Il avait toujours les mains enflées, à vif, et il n’avait retrouvé le contrôle ni de ses muscles ni de ses pensées, mais tout revenait plus ou moins à la normale. Ou à quelque chose d’approchant.

— Sax ! Sax ! Où es-tu ? Réponds-nous, Sax !

— Ah ! Salut. J’ai retrouvé mon véhicule.

— Tu l’as retrouvé ? Tu as quitté ta grotte de neige ?

— Oui. Je… j’ai aperçu mon patrouilleur grâce à une trouée dans la neige.

Ils étaient bien contents de l’apprendre.

Il resta assis là, à les écouter bavarder sans les entendre, se demandant pourquoi il avait spontanément menti. Il n’avait pas très envie de leur parler d’Hiroko. Il supposait qu’elle voudrait rester cachée ; peut-être que c’était ça. C’était pour la couvrir…

Il leur assura qu’il allait bien et coupa la communication. Il tira un siège dans la cuisine et s’assit. Réchauffa de la soupe et l’engloutit à grand bruit, se brûlant la langue. La peau à vif, brûlée par le gel, à moitié nauséeux, parfois en larmes, secoué de tremblements, en fait secoué tout court, mais heureux. Échaudé d’avoir vu la mort de si près, bien sûr, et embarrassé, un peu honteux de sa stupidité – rester dehors et se perdre comme ça. Très très échaudé, en fait, et pourtant fou de bonheur. Il avait survécu et mieux, bien mieux, Hiroko aussi. Avec tout son groupe, sûrement, y compris la demi-douzaine des Cent Premiers qui l’avaient suivie depuis le début, Iwao, Gene, Rya, Raul, Ellen, Evgenia… Sax se fit couler un bain et resta longuement dans l’eau chaude, en rajoutant au fur et à mesure que son corps se réchauffait. Ses pensées ne cessaient de tourner autour de cette merveilleuse découverte. Un miracle. Enfin, pas un vrai miracle, bien sûr, mais ça en avait la qualité, l’inattendu, la joie imméritée.

Quand il se rendit compte qu’il s’endormait dans son bain, il sortit de la baignoire, se sécha, se traîna jusqu’à son lit sur ses pauvres pieds endoloris, se glissa sous la couverture et s’endormit en pensant à Hiroko. À l’amour qu’ils faisaient dans les bains de Zygote, dans la chaude lubricité détendue de leurs rendez-vous au cœur de la nuit, quand tous les autres dormaient. À sa main nouée sur son poignet, qui le tirait. Son poignet gauche le lançait. Et ça l’emplissait d’une joie délirante.

4

Le lendemain, il remonta la longue pente sud d’Arsia, maintenant couverte d’une neige blanche, immaculée, jusqu’à une altitude stupéfiante : 10,4 kilomètres au-dessus du niveau moyen. Il éprouvait un étrange mélange d’émotions, d’une force et d’une intensité sans précédent, même si elles ressemblaient un peu à celles qu’il avait ressenties au cours du traitement de stimulation des synapses qu’on lui avait fait subir après son attaque, comme si des sections de son cerveau croissaient frénétiquement. Le système limbique, peut-être, le foyer des émotions s’unissant enfin avec le cortex cérébral. Il était vivant, Hiroko était vivante, Mars était vivante. En regard de ces faits joyeux, la possibilité d’une ère glaciaire n’était rien, un retour de balancier momentané dans un schéma général de réchauffement, comme la Grande Tempête que tout le monde avait pratiquement oubliée – même s’il était disposé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour l’atténuer.

En attendant, chez les êtres humains, de farouches combats se déroulaient encore un peu partout, sur les deux mondes. Mais pour Sax, la crise allait d’une certaine façon plus loin que la guerre. L’inondation, l’ère glaciaire, le boom démographique, le chaos social, la révolution. Il était possible que les choses se soient tellement dégradées que l’humanité avait glissé dans une sorte d’opération de sauvetage de la catastrophe universelle, ou, en d’autres termes, la première phase de l’ère post-capitaliste.

Peut-être était-il trop optimiste, peut-être était-il seulement galvanisé par les événements de Daedalia Planitia. En tout cas, ses associés de Da Vinci se faisaient un sang d’encre. Ils passaient des heures devant leur écran pour lui raconter le détail des chicaneries dont Pavonis Est était le théâtre. Ce qui ne réussissait qu’à l’énerver. Pavonis était bien parti pour devenir le théâtre de disputes constantes, ça crevait les yeux. Et c’était bien leur genre de s’en faire comme ça, à Da Vinci. Que quelqu’un élève la voix de deux décibels et c’était la panique. Non. Après son expérience sur Daedalia, ces choses n’arrivaient tout simplement plus à capter son attention. Malgré la rencontre avec la tempête, ou peut-être à cause d’elle, il n’avait qu’une envie, rester sur le terrain. Il voulait en voir le plus possible, observer les changements apportés par la suppression du miroir, parler à différentes équipes de terraforming de la façon de le compenser. Il appela Nanao à Sabishii et lui demanda s’il pouvait venir le voir et parler de tout ça avec les gens de l’université. Nanao était d’accord.