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— La période commençant en l’an M-1 a-t-elle un nom ? demanda Sax.

— L’Holocène.

Enfin, tout avait été fouaillé par deux milliards d’années de vents incessants, si radicalement érodé que les plus vieux cratères avaient perdu leur bord, strate après strate, laissant place à une étendue rocheuse, sauvage. Pas chaotique à proprement parler, non, mais sauvage, et qui trahissait son âge inimaginable par une profusion de cratères sans lèvre, de mesas sculptées, de creux, de bosses, d’escarpements et d’une multitude d’aiguilles de pierre massives.

Ils descendaient souvent du patrouilleur pour faire un tour. Même de petites mesas semblaient d’une hauteur prodigieuse. Sax ne s’éloignait guère, ce qui ne l’empêchait pas de distinguer toutes sortes de détails intéressants. À un moment donné il remarqua un rocher en forme de patrouilleur, fendu du haut en bas. À la gauche du bloc, à l’ouest, l’horizon était visible par-delà une étendue de sol lisse, d’un jaune vitreux. À droite, la banquette à hauteur de taille formée par une vieille fracture était piquetée de trous qu’on aurait dit faits par un stylet cunéiforme. Ici, un banc de sable bordé de pierres pas plus hautes que la cheville, des ventifacts noirs, basaltiques, pyramidaux, d’autres formes plus légères, granuleuses, grêlées. Là, un roc acéré en équilibre précaire, aussi grand qu’un dolmen. Ailleurs, une queue de sable et un cercle grossier d’ejecta qui ressemblait à un Stonehenge presque complètement érodé. Puis un creux profond, en forme de serpent, vestige, peut-être, d’un cours d’eau. Derrière, une autre pente douce et une protubérance pareille à une tête de lion à laquelle la surrection voisine faisait comme un corps.

Au milieu de toutes ces pierres, de tout ce sable, la vie végétale était très discrète. Au premier abord, du moins. Il fallait la chercher, bien regarder les couleurs, et surtout le vert, toutes les teintes de vert, dans ses nuances désertiques essentiellement : sauge, olive et kaki. Nanao et Tariki lui indiquaient sans arrêt des spécimens qui lui avaient échappé. Il fit plus attention. Une fois qu’on avait appris à remarquer les teintes pâles, vivantes, qui se fondaient si bien avec le milieu ferrique, elles commençaient à ressortir sur les tons rouille, bruns, terre de Sienne, ocre et noirs du paysage. C’était dans les creux et les fissures qu’on avait le plus de chance d’en repérer, et à l’ombre, près des plaques de neige. Plus il scrutait le sol, plus il en voyait. Jusqu’à ce que, dans un bassin assez haut, il ait l’impression qu’il y en avait partout. Alors il comprit ; l’ensemble du massif de Tyrrhena n’était qu’un fellfield.

Le vert phosphorescent de certains lichens couvrait des parois rocheuses entières. Aux endroits où l’eau gouttait apparaissaient les vert émeraude, le velours sombre des mousses, pareilles à de la fourrure mouillée.

La palette multicolore de la gamme des lichens. Le vert foncé des aiguilles de pin. Les gerbes d’éclaboussures des pins de Hokkaido, les pins queue de renard, les genévriers d’Occident. Les couleurs de la vie. Il avait l’impression de passer d’une pièce à ciel ouvert à une autre, en enjambant des murets de pierre éboulés. Une petite place, une sorte de galerie qui décrivait des courbes, une vaste salle de bal. Une succession de petites chambres communicantes ; un salon. Des bonsaïs de krummholz étayaient les murs de certaines pièces, des arbres nains, pas plus hauts que leur abri, tordus par le vent, étêtés au niveau de la neige. Chaque branche, chaque plante, chaque pièce était aussi convulsée qu’un bonsaï – et tout ça, sans effort.

En réalité, lui dit Nanao, la plupart des bassins faisaient l’objet d’une culture intensive.

— Celui-ci a été planté par Abraham.

Chaque petite région était sous la responsabilité d’un jardinier ou d’un groupe de jardiniers.

— Ah ! fit Sax. Vous y mettez donc de l’engrais ?

— D’une certaine façon, répondit Tariki en riant. La majeure partie du sol a été apportée.

— Je vois.

Ça expliquait la diversité de la végétation. Il savait que les environs du glacier d’Arena avaient été un peu cultivés. C’était là qu’il avait vu les premiers fellfields. Mais c’était une étape primitive. Ici, ils étaient allés beaucoup plus loin. Tariki lui dit que les laboratoires de Sabishii s’efforçaient de fabriquer de l’humus. C’était une bonne idée : il apparaissait naturellement dans les fellfields au rythme de quelques centimètres par siècle seulement. Mais il y avait des raisons à cela. L’humus n’était pas une chose facile à obtenir.

— Nous gagnons quelques millions d’années au départ, fit Nanao. Nous évoluons à partir de là.

Ils plantaient à la main beaucoup de leurs spécimens, les laissaient vivre leur vie et regardaient ceux qui prospéraient.

— Je vois, fit Sax.

Il redoubla d’attention. La lumière était tamisée, mais claire. Dans chacune de ces vastes pièces à ciel ouvert poussait une gamme légèrement différente d’espèces, en effet.

— Ce sont donc des jardins ?

— Oui… Enfin, quelque chose d’approchant. Ça dépend.

Nanao lui expliqua que certains jardiniers travaillaient selon les préceptes de Muso Soseki ou d’autres maîtres japonais du zen. D’autres suivaient l’enseignement de Fu Hsi, le légendaire inventeur du système de géomancie chinois appelé feng shui, ou de gourous du jardinage perses comme Omar Khayyam, ou de Leopold, de Jackson ou d’autres écologistes américains avant la lettre, dont Oskar Schnelling, le biologiste de Korolyov aujourd’hui bien oublié, et ainsi de suite.

Ce n’étaient que des influences, ajouta Tariki. Chacun apportait sa propre vision, observait la nature du sol, les plantes qui prospéraient, celles qui mouraient. La co-évolution, une sorte de développement épigénétique.

— C’est beau, fit Sax en regardant autour de lui.

Pour les adeptes, la marche de Sabishii jusqu’au massif devait être un voyage esthétique, plein d’allusions et de variations subtiles sur la tradition qui lui échappaient. Hiroko aurait appelé ça l’aréoformation, ou aréophanie.

— Je voudrais visiter vos laboratoires d’humus.

— Volontiers.

Ils regagnèrent le patrouilleur et poursuivirent leur chemin. Plus tard, vers la fin de la journée, ils arrivèrent sous des nuages noirs, menaçants, au sommet du massif qui était une sorte de vaste lande ondulée. Des ravines étaient pleines d’aiguilles de pin peignées par les vents de sorte qu’on aurait dit des brins d’herbe dans un jardin bien tondu. Sax, Tariki et Nanao descendirent encore une fois de voiture et firent un petit tour. Le vent était glacial malgré leurs combinaisons. Le soleil de la fin de l’après-midi crevait la sombre couverture nuageuse, étirant leurs ombres jusqu’à l’horizon. De grosses masses de roche lisse, nue, se dressaient plus haut, sur la lande. En regardant autour de lui, Sax trouva au paysage un aspect rouge, primitif, qui lui rappela celui des premières années. Mais ils marchèrent jusqu’au bord d’un petit ravin et tout à coup il plongea le regard dans un océan de verdure.

Tariki et Nanao parlaient de l’écopoésis, qui était pour eux un terraforming redéfini, plus subtil, localisé. Transmuté en une chose différente, plus proche de l’aréoformation d’Hiroko. Non plus alimenté par de lourdes méthodes industrielles globales mais par le processus local, lent, régulier et intensif consistant à travailler sur des parcelles de sol individuelles.

— Mars n’est plus qu’un jardin. La Terre aussi, d’ailleurs. C’est l’évolution de l’homme qui veut ça. Alors nous devons nous interroger sur le jardinage, sur le niveau de responsabilité que nous avons envers le sol. Nous devons inventer une interface homme/Mars qui rende justice aux deux.