Sax fit un geste de la main pour exprimer son incertitude.
— Pour moi, Mars est un monde sauvage, dit-il tout en vérifiant l’étymologie du mot jardin : du francisque gart, ou gardo, clôture. (Était-ce la même racine que le mot garder, conserver ? Et qui pouvait dire ce que signifiait le mot japonais équivalent, ou prétendu tel ? L’étymologie était une science assez compliquée comme ça sans qu’on y mêle des problèmes de traduction.) Vous voyez ce que je veux dire : donner le coup d’envoi aux choses, semer les graines, puis les laisser pousser toutes seules. Des écologies qui s’organiseraient d’elles-mêmes, vous comprenez ?
— Oui, répondit Tariki, mais la nature est aussi un jardin, maintenant. Une sorte de jardin. C’est ce que veut dire le fait d’être ce que nous sommes. (Il haussa les épaules, fronça les sourcils. Il croyait que l’idée était bonne, mais il n’avait pas l’air de l’aimer.) Enfin, l’écopoésis est plus proche d’une telle vision de la nature que le terraforming industriel ne l’a jamais été.
— Peut-être, convint Sax. Mais il se peut aussi que ce soient deux étapes d’un même processus. Toutes deux nécessaires.
Tariki hocha la tête comme si cette idée ne le choquait pas.
— Bon, et maintenant ?
— Tout dépend de la façon dont nous voulons aborder la perspective d’une nouvelle ère glaciaire, répondit Sax. Si c’est assez grave, si ça tue assez de plantes, alors l’écopoésis n’a pas une chance. L’atmosphère gèlera peut-être en surface, auquel cas tout le processus s’effondrera. Sans les miroirs, je ne suis pas sûr que la biosphère soit assez forte pour tenir le coup. C’est pourquoi je veux voir vos labos d’humus. Il se peut que le travail industriel sur l’atmosphère reste à faire. Nous devrons essayer différents modèles, les tester.
Tariki et Nanao acquiescèrent. Pendant qu’ils parlaient, leurs écologies étaient en train de disparaître sous la neige. Des flocons planaient dans le soleil de bronze, tournoyaient dans le vent. Ils étaient ouverts à toutes les suggestions.
En attendant, de tous les coins du massif, leurs jeunes associés de Da Vinci et Sabishii convergeaient vers le labyrinthe en parlant dans le noir de géomancie et d’aréomancie, d’écopoésis, d’échange de chaleur, des cinq éléments et des gaz à effet de serre, en un ferment créatif que Sax trouva très prometteur.
— Je voudrais que Michel voie ça, dit-il à Nanao. Et John… Quel dommage qu’il ne soit pas là. Il aurait adoré ce groupe !
C’est alors qu’une autre idée lui passa par la tête.
— Je voudrais qu’Ann voie ça.
5
Alors il retourna à Pavonis, laissant le groupe de Sabishii poursuivre la réflexion.
Dans les entrepôts, rien n’avait changé. Un nombre croissant de gens proposaient, sous l’instigation d’Art Randolph, de tenir un congrès constitutionnel. De rédiger au moins un projet de constitution, de le mettre aux voix, puis de former le gouvernement proposé.
— Bonne idée, commenta Sax. Et pourquoi ne pas envoyer une délégation sur Terre, tant qu’on y est ?
Semer à tous vents. Comme sur les landes. Certaines graines germeraient, d’autres non.
Il chercha Ann, mais elle n’était plus là. Elle était partie pour un avant-poste rouge de Tempe Terra, au nord de Tharsis, disait-on. Personne n’allait là-bas, que des Rouges, ajoutait-on.
Après avoir un peu réfléchi, Sax demanda à Steve de l’aider à localiser cet avant-poste. Puis il emprunta un petit avion aux bogdanovistes et partit vers le nord. Il laissa Ascraeus Mons sur sa gauche, suivit Echus Chasma et passa devant son vieux quartier général du Belvédère d’Echus, en haut de l’immense muraille à sa droite.
Ann avait probablement suivi le même itinéraire, elle était donc passée devant le premier point focal du projet de terraforming. Le terraforming… L’évolution était partout, même dans les idées. Ann avait-elle remarqué le Belvédère, avait-elle eu une pensée pour ces modestes débuts ? C’était impossible à dire. Et voilà ce que les humains savaient les uns des autres. De petits fragments de vies qui se recoupaient, dont on avait une connaissance parcellaire. Autant vivre seul dans l’univers. C’était bizarre. D’où le besoin de se faire des amis, de se marier, de partager des chambres et des vies dans toute la mesure du possible. Ça n’établissait pas vraiment une intimité entre les individus, mais ça réduisait le sentiment de solitude. Et on poursuivait sa route en solitaire sur les océans du monde, comme dans Le Dernier Homme, de Mary Shelley, livre qui l’avait beaucoup impressionné quand il était jeune : à la fin, le héros éponyme voyait parfois une voile, montait sur un autre navire, jetait l’ancre sur un rivage, partageait un repas et poursuivait son voyage seul, toujours seul. Comme image de leur vie, ça se posait là. Tous les mondes étaient aussi vides que celui de Mary Shelley, vides comme Mars au début.
Il survola le croissant noirci de Kasei Vallis sans le voir.
Les Rouges avaient jadis évidé une roche de la taille d’un pâté de maisons dans un promontoire qui marquait le confluent de deux des Tempe Fossae, juste au sud du cratère Perepelkin. Des fenêtres abritées par des auvents de roche plongeaient dans les deux canyons dénudés, rectilignes, et celui, plus vaste encore, qu’ils formaient après leur réunion. Toutes ces fossae s’enfonçaient maintenant dans ce qui était devenu un plateau côtier. La réunion de Mareotis et de Tempe déterminait une immense péninsule d’anciens hauts-plateaux, pénétrant loin dans la nouvelle mer de glace.
Sax posa son appareil sur la langue sablonneuse, en haut du promontoire. De là, les plaines de glace n’étaient pas visibles. Il n’y avait pas grand-chose à voir, d’ailleurs, pas la moindre végétation, pas un arbre, une fleur ou une plaque de lichen. Il se demanda s’ils avaient stérilisé les canyons. Il n’y avait que la roche primitive, saupoudrée de givre. Contre le givre, évidemment, ils ne pouvaient rien, à moins de couvrir ces canyons, mais pour empêcher l’air d’entrer et non de s’en échapper.
— Hum, fit Sax, surpris par cette idée.
Deux Rouges le laissèrent entrer dans le sas et lui firent descendre un escalier. L’abri était presque vide. Tant mieux. Comme ça, les seuls regards hostiles qu’il avait à supporter étaient ceux des deux jeunes femmes qui le menaient à travers les galeries grossièrement taillées dans la roche du refuge. L’esthétique des Rouges était intéressante. Très rudimentaire, comme de bien entendu : pas une plante, juste des structures rocheuses différentes, des parois brutes, des plafonds bruts, contrastant avec un sol de basalte poli et les fenêtres étincelantes qui donnaient sur les canyons.
Ils arrivèrent à une galerie à flanc de falaise, qui ressemblait à une caverne naturelle, guère plus rectiligne que les lignes presque euclidiennes du canyon, en contrebas. Le mur du fond était orné d’une mosaïque de petits morceaux de pierre multicolores, polis et étroitement juxtaposés de façon à former un dessin abstrait qui aurait peut-être représenté quelque chose s’il avait eu le temps de se concentrer dessus. Le sol était une marqueterie d’onyx et d’albâtre, de serpentine et de jaspe sanguin. La galerie semblait interminable, poussiéreuse. Tout le complexe paraissait d’ailleurs plus ou moins abandonné. Les Rouges préféraient leurs patrouilleurs. Les refuges clandestins comme celui-ci étaient sans doute considérés comme un mal nécessaire. Quand les vitres étaient masquées, on aurait pu passer dans le canyon, juste devant, sans le voir. Sax se dit que ce n’était pas seulement pour éviter de se faire repérer par l’ATONU mais aussi par respect envers le paysage, pour se fondre dedans.