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Nombre de partisans de Mars Libre se trouvaient là, eux aussi, sortant de leurs voitures dans les entrepôts abandonnés. Pavonis Est devenait le point de ralliement de groupes révolutionnaires de tout poil. Quelques jours après son arrivée, Ann s’aventura sous la tente au sol de régolite compacté et se dirigea vers l’un des plus grands hangars où se tenait une réunion de stratégie générale.

Réunion qui se déroula conformément à ses prévisions : Nadia menait les débats, et il était inutile d’essayer de lui parler pour le moment. Ann se cala sur une chaise, contre le mur du fond, et regarda discourir les autres. Ils ne voulaient pas reconnaître ce que Peter lui avait confié en privé : qu’il n’y avait pas moyen de déloger l’ATONU de l’ascenseur spatial. Plutôt que de l’admettre, ils allaient tourner et retourner le problème dans tous les sens, comme si ça pouvait le résoudre.

La réunion était déjà bien engagée lorsque Sax Russell vint s’asseoir à côté d’elle.

— Un ascenseur spatial, dit-il. Ça pourrait… servir.

Ann n’était pas à l’aise avec lui. Les services de sécurité de l’ATONU lui avaient endommagé le cerveau, elle le savait, et le traitement qu’on lui avait fait subir avait modifié sa personnalité. L’un dans l’autre, ça ne l’avait pas arrangé, au contraire. Il lui semblait plus bizarre que jamais : tantôt elle retrouvait le vieux Sax qu’elle avait toujours connu, qui lui faisait l’effet d’un frère ô combien ennemi, tantôt il lui semblait qu’un parfait étranger avait pris possession de son corps. Ces deux visions contradictoires se succédaient si vite qu’elles coexistaient parfois. Juste avant de la rejoindre, il avait échangé quelques mots avec Nadia et Art, et elle avait cru voir un inconnu, un vieillard dégingandé au regard perçant, qui s’exprimait par la voix de Sax, avec les mêmes idiomes, la même expression. Maintenant qu’il était assis à côté d’elle, elle voyait bien que son visage n’avait subi que des changements superficiels. Et pourtant, il avait beau lui paraître familier, l’étranger était maintenant en lui – car il y avait là un homme qui parlait sur un rythme saccadé, cahotique, et ce qu’il avait à dire, lorsqu’il y arrivait enfin, manquait souvent de cohérence.

— L’ascenseur est un… un système… de levage. Un… un outil !

— Pas si nous ne pouvons le contrôler, répondit Ann en articulant comme si elle faisait la leçon à un enfant.

— Contrôler… répéta Sax, puis il rumina l’idée, à croire qu’elle était nouvelle pour lui. Influence ? S’il suffit de le vouloir pour abattre l’ascenseur, alors n’importe qui…

Il laissa sa phrase en suspens et se perdit dans ses pensées.

— Alors quoi ? relança Ann.

— Alors n’importe qui peut le contrôler. Existence consensuelle. C’est évident ?

On aurait dit qu’il traduisait une langue étrangère. Ce n’était pas Sax. Ann ne put s’empêcher de secouer la tête et tenta doucement de lui expliquer. L’ascenseur était le vecteur des métanationales vers Mars. Il était entre les mains des métanats, et les révolutionnaires n’avaient aucun moyen d’en chasser leurs forces de police. C’était clair : la seule chose à faire, compte tenu des circonstances, était de le détruire. Avertir les gens, leur donner des instructions, et passer aux actes.

— Les pertes en vies humaines seraient minimes, et quand bien même, elles seraient à mettre sur le compte des gens assez stupides pour rester sur le câble ou à l’équateur.

Malheureusement, ces paroles parvinrent aux oreilles de Nadia, au milieu de la salle, et elle secoua la tête si violemment que ses courtes boucles grises voltigèrent comme une perruque de clown. Elle en voulait toujours à Ann pour Burroughs, sans raison, aussi est-ce d’un œil noir qu’Ann la vit approcher.

— Nous avons besoin de l’ascenseur, dit-elle sèchement. C’est notre moyen d’accès à la Terre autant que leur moyen d’accès à Mars.

— Mais nous n’avons aucun besoin d’accéder à la Terre, objecta Ann. En ce qui nous concerne, ce n’est pas une relation physique. Tu le vois bien, non ? Je n’ai jamais dit que nous devions renoncer à exercer une influence sur la Terre, je ne suis pas une isolationniste comme Kasei ou Coyote. Nous devons essayer de les influencer, je suis d’accord. Mais ce n’est pas un problème matériel, tu ne comprends pas ça ? C’est une question d’idées, de langage, d’émissaires peut-être. Une question d’échange d’informations. Enfin, à condition que tout aille bien. C’est quand ça devient un problème matériel, d’échange de ressources, d’émigration de masse ou de contrôle policier, que l’ascenseur est utile, et même nécessaire. Le détruire, c’est dire : « Nous traiterons avec vous selon nos termes à nous, et non les vôtres. »

C’était tellement évident. Mais Nadia secoua la tête, sans qu’Ann pût imaginer à quoi elle pensait.

Sax s’éclaircit la gorge et dit, du ton sur lequel on récite la table des éléments périodiques auquel ils étaient habitués :

— Si on peut l’abattre, alors, c’est comme si c’était fait.

Le vieux hibou clignait des yeux, tel un fantôme qui se serait soudain matérialisé à ses côtés, la voix du terraforming, l’ennemi qu’elle avait perdu de temps en temps – Saxifrage Russell en personne, égal à lui-même. Et que pouvait-elle faire sinon lui renvoyer les arguments qu’elle lui avait toujours opposés, en pure perte, consciente, au moment même où elle les prononçait, de leur inanité, et pourtant incapable de se retenir.

— Les gens agissent en fonction des faits, Sax. Les patrons des métanats, les Nations Unies, les gouvernements vont lever le nez, voir ce qui se passe et agir en conséquence. S’il n’y a plus de câble, ils n’auront tout simplement plus le temps ou les moyens de s’occuper de nous pendant un moment. Si le câble est encore là, alors ils voudront venir. Ils se diront que c’est possible. Et il y aura des gens pour clamer haut et fort qu’il faut essayer.

— Rien ne les empêchera de venir. Le câble permet seulement d’économiser de l’énergie.

— C’est cette économie qui autorise les transferts de masse.

Mais Sax était déjà ailleurs ; il était redevenu un étranger. Personne ne s’intéressait longtemps à elle. Nadia avait déjà embrayé sur d’autres sujets : le contrôle de l’orbite, l’instauration de sauf-conduits et ainsi de suite.

Sax l’étranger interrompit Nadia, qu’il n’avait d’ailleurs pas entendue :

— Nous avons promis… de les aider.

— En leur envoyant toujours plus de métaux ? coupa Ann. Est-ce vraiment indispensable ?

— Nous pourrions prendre… des gens. Ça pourrait servir à quelque chose.

Ann secoua la tête.

— Nous ne pourrions jamais en prendre suffisamment.

Il fronça les sourcils. Voyant qu’ils ne l’écoutaient plus, Nadia regagna la table. Sax et Ann retombèrent dans le silence.

Ils ne pouvaient pas s’empêcher de se chamailler. Ils étaient sans concession, incapables du moindre compromis, et ça ne les menait nulle part. Les mots n’avaient plus le même sens pour eux. D’ailleurs, c’est tout juste s’ils se parlaient encore. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Il y a très longtemps, ils parlaient la même langue et se comprenaient. Mais c’était si vieux qu’elle ne savait même plus à quand ça remontait. Dans l’Antarctique ? Quelque part. Mais pas sur Mars.