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Ann inspectait encore la plante, et Sax se retint pour ne pas lui dire : Elle est vivante. Tous les membres d’une même biosphère dépendent les uns des autres pour survivre. Elle fait partie de toi. Comment peux-tu la détester ?

Mais, encore une fois, elle ne suivait plus le traitement.

La mer de glace était un embrasement de bronze et de corail. Le soleil se couchait, il fallait rentrer. Ann se releva et s’éloigna, ombre silencieuse. Il aurait pu lui parler alors qu’elle était cent, puis deux cents mètres devant lui, petite silhouette noire dans le monde immense. Mais il ne le fit pas. Il craignait qu’elle ressente comme un viol de son intimité cette intrusion dans ses pensées. Ses pensées… Il se demandait bien ce qu’elles pouvaient être en cet instant. Il avait envie de lui dire, Ann, Ann, à quoi songes-tu ? Parle-moi, Ann. Partage tes pensées avec moi.

Le désir intense, aigu comme une douleur, de parler à quelqu’un ; c’était ce que voulaient dire les gens quand ils parlaient d’amour. Ou plutôt, c’était ce que Sax identifiait à l’amour. Juste le désir exacerbé de partager des pensées. Rien d’autre. Oh, Ann, je t’en prie, parle-moi.

Mais elle restait muette. Les plantes ne paraissaient pas avoir sur elle le même effet que sur lui. Elle semblait vraiment décidée à les abominer, ces petits emblèmes de son corps, comme si la viriditas était un cancer de la roche. Même dans les amas croissants de neige chassée par le vent, les plantes n’étaient plus qu’à peine visibles. Il commençait à faire noir, une nouvelle tempête approchait sur la mer de ténèbres et de cuivre en fusion. Un petit paquet de mousse, une paroi rocheuse couverte de lichen ; plus souvent la roche nue, comme elle l’avait toujours été. Et pourtant…

Et puis, en entrant dans le sas du refuge, Ann eut un malaise. En tombant, elle se cogna la tête sur le montant de la porte. Sax la rattrapa alors qu’elle s’affaissait sur un banc, le long du mur intérieur. Elle était inconsciente. Sax la traîna dans le sas pour refermer la porte extérieure, et lorsque le sas fut pressurisé, il la porta dans le vestiaire. Il avait dû hurler sur la fréquence commune car, le temps qu’il lui ôte son casque, cinq ou six Rouges avaient fait irruption dans la pièce. Il n’en avait jamais vu autant à la fois dans le refuge. Il découvrit que l’une des jeunes femmes qui le suivaient comme un petit chien, la moins grande, était la responsable biomed du refuge, et lorsqu’ils eurent déposé Ann sur un chariot, c’est elle qui mena le groupe vers la clinique et prit la direction des opérations. Sax l’aida de son mieux, les mains tremblantes, enlevant les bottes d’Ann de ses longs pieds. Son pouls – il vérifia sur son bloc-poignet – battait à cent quarante-cinq. Il se sentait brûlant, la tête vide.

— Elle a eu une attaque ? demanda-t-il. Elle a eu une attaque ?

La petite femme parut surprise.

— Je ne crois pas. Elle s’est trouvée mal et elle s’est cogné la tête.

— Mais pourquoi s’est-elle trouvée mal ?

— Je n’en sais rien.

Elle regarda la grande jeune femme qui était assise à côté de la porte. Sax comprit qu’elles étaient les deux responsables du refuge.

— Ann a laissé des instructions pour qu’on ne prolonge pas artificiellement sa vie si le problème se présentait.

— Non, fit Sax.

— Des instructions très explicites. Par écrit. Elle refuse expressément tout acharnement thérapeutique.

— Débrouillez-vous pour la maintenir en vie, fit Sax d’une voix rendue rauque par la tension. (Tout ce qu’il avait dit depuis l’évanouissement d’Ann était une surprise pour lui ; il était témoin de ses propres actions, au même titre qu’elles. Il s’entendit articuler :) Il ne s’agit pas de la prolonger artificiellement si elle ne reprend pas conscience mais juste de faire le minimum raisonnable afin qu’elle ne s’en aille pas si on peut faire autrement.

La toubib leva les yeux au ciel, excédée par ces pinaillages, mais la grande fille assise près de la porte parut réfléchir.

Sax s’entendit poursuivre :

— J’ai passé quatre jours sous assistance respiratoire, à ce qu’il paraît, et je suis bien content que personne n’ait pris l’initiative de me débrancher. C’est sa décision, pas la vôtre. Si on veut mourir, on peut le faire sans obliger un docteur à violer le serment d’Hippocrate.

La toubib répéta sa mimique d’un air encore plus exaspéré, mais, après un coup d’œil à sa collègue, elle accepta l’aide de Sax pour transférer Ann sur un lit équipé d’un système d’assistance respiratoire, puis elle brancha l’IA médicale et lui enleva sa combinaison. Une vieille femme noueuse, qui respirait maintenant avec un masque sur le visage. La grande fille se leva pour aider la doctoresse, et Sax alla s’asseoir. Ses propres symptômes physiologiques étaient étonnamment alarmants : une chaleur intense, diffuse, une sorte d’hyperventilation inefficace et une souffrance telle qu’il se retenait à grand-peine de crier.

Au bout d’un moment, la toubib s’approcha de lui. Ann était dans le coma, dit-elle. Son malaise avait été provoqué, semblait-il, par une légère arythmie cardiaque. Son état était stationnaire, pour le moment.

Sax resta assis dans la pièce. La doctoresse revient beaucoup plus tard. Le bloc-poignet d’Ann avait enregistré un petit accès de tachycardie, au moment où elle avait perdu connaissance. Et il y avait toujours une légère arythmie. Le coma était apparemment dû à une anoxie, au coup sur la tête ou aux deux.

Sax demanda ce que c’était que le coma, et éprouva un soudain désespoir en voyant la fille hausser les épaules. C’était apparemment un terme fourre-tout qui recouvrait divers états d’inconscience. Les pupilles fixes, le corps insensible, parfois bloqué dans des postures invraisemblables – Ann avait le bras et la jambe gauches tordus – et l’inconscience, bien sûr. Parfois, d’étranges réponses vestigielles, comme la crispation des mains. La durée du coma était éminemment variable. Certaines personnes n’en sortaient jamais.

Sax attendit en regardant ses mains qu’elle reparte, que tout le monde soit sorti, puis il alla se planter à côté d’Ann et scruta son visage caché par le masque. Il n’y avait rien à faire. Il lui prit la main. Elle ne réagit pas. Il lui prit la tête entre ses mains, comme on lui avait dit que Nirgal avait tenu la sienne quand il était inconscient. Ce geste lui parut vain.

Il se tourna vers la console de l’IA et afficha le programme de diagnostic. Il consulta le dossier médical d’Ann, parcourut l’ECG depuis le moment de l’incident dans le sas. Une petite arythmie, en effet. Le cœur était rapide, irrégulier. Il entra les données dans le programme de diagnostic et interrogea son bloc-poignet sur l’arythmie cardiaque. Il y avait beaucoup de rythmes cardiaques aberrants, mais il crut comprendre qu’Ann pouvait être atteinte d’une prédisposition génétique à un désordre de l’activation ventriculaire qui se traduisait à l’ECG par un décalage caractéristique de l’onde T.

Il afficha le génome d’Ann et ordonna à l’IA de mener une recherche dans les régions concernées des chromosomes trois, sept et onze. Dans le gène HERG du chromosome sept, l’IA identifia une petite mutation : une inversion de l’adénine-thymine et de la guanine-cytosine. Petite, mais l’HERG contenait les instructions concernant la synthèse d’une protéine qui servait de canal aux ions potassium dans la membrane des cellules cardiaques. Ces protéines-canal jouaient le rôle d’interrupteur inhibant les cellules cardiaques contractiles et, sans ce régulateur, le cœur pouvait entrer en arythmie et se mettre à battre trop vite pour pomper efficacement le sang.