Ann semblait avoir un problème avec un gène du chromosome trois appelé SCN5A. Ce gène encodait une autre protéine-canal qui laissait passer les ions sodium dans la membrane des cellules cardiaques, agissant cette fois comme un accélérateur. Une mutation à cet endroit pouvait aggraver le problème de tachycardie. Chez Ann, une base CG manquait.
Ces prédispositions génétiques n’expliquaient pas tout. L’IA disposait d’une symptomatologie de tous les problèmes connus, si rares qu’ils puissent être. Elle semblait considérer le cas d’Ann comme assez banal et établit la liste des traitements susceptibles d’y remédier. Il y en avait beaucoup.
Parmi les traitements préconisés figurait le recodage des gènes incriminés lors de plusieurs traitements gérontologiques consécutifs. Sax s’étonna que ça ne lui ait pas été fait, puis il vit que cette indication ne datait que d’une vingtaine d’années. Elle était donc postérieure au dernier traitement qu’elle avait subi.
Sax resta un long moment assis devant l’écran. Beaucoup plus tard, il se leva et inspecta le centre biomédical, instrument par instrument, pièce après pièce. Les gardes-chiourme le laissèrent aller et venir librement, croyant sans doute qu’il avait perdu l’esprit.
C’était un refuge important pour les Rouges, et il se pouvait que l’une des pièces contienne l’équipement nécessaire à l’administration du traitement de longévité. En effet. Il se trouvait dans un petit labo, à l’arrière de la clinique. Rien de spectaculaire : une grosse IA, les incubateurs, l’IRM, les potences de perf, les protéines et autres ingrédients nécessaires. C’était stupéfiant quand on pensait à ce qui pouvait en sortir. Mais ce n’était pas nouveau. La vie elle-même était stupéfiante : de simples séquences de protéines, et le tour était joué.
Bon. L’IA principale avait le génome d’Ann en mémoire. Mais s’il ordonnait à ce labo de synthétiser ses brins d’ADN (en recodant ses gènes HERG et SCN5A), les gens d’ici s’en apercevraient sûrement. Et ça ferait du tintouin.
Il retourna dans sa petite chambre et passa un appel codé à Da Vinci. Il demanda à ses associés d’amorcer la synthèse, et ils acceptèrent sans poser d’autres questions que techniques. Il y avait des moments où il adorait ces saxaclones.
Après ça, il n’avait plus qu’à attendre. Des heures passèrent, puis d’autres encore. Plusieurs jours finirent par s’écouler ainsi. L’état d’Ann était stationnaire. La doctoresse faisait grise mine. Elle ne parlait plus de débrancher Ann mais son regard en disait long. Sax décida de dormir par terre, dans la chambre d’Ann. Il connaissait par cœur le rythme de sa respiration. Il passait beaucoup de temps à lui caresser la tête, comme Michel lui avait dit que Nirgal avait fait avec lui. Il doutait beaucoup que ça ait jamais guéri quiconque, mais il le faisait quand même. Assis là, dans cette posture, il eut le temps de penser au traitement de plasticité du cerveau que Vlad et Ursula lui avaient fait subir après son attaque. Évidemment, le coma n’avait pas grand-chose à voir avec une attaque, mais un changement d’esprit n’était pas nécessairement une mauvaise chose, quand c’était à l’esprit qu’on avait mal.
Quelques jours passèrent encore ainsi, chacun plus lentement, plus vide, plus terrifiant que le précédent. Les incubateurs des laboratoires de Da Vinci avaient depuis longtemps préparé l’ensemble complet des brins d’ADN spécifiques d’Ann mais recodés, plus des ARN messagers et les ribosomes correspondants – le filet garni gérontologique, sous sa forme la plus élaborée.
Alors, un soir, il appela Ursula et eut un long entretien avec elle. Quand elle eut assimilé ce qu’il voulait faire, elle répondit à ses questions, l’air un peu affolé quand même.
— L’ensemble de stimuli que nous t’avons administré provoquerait une croissance synaptique exagérée dans un cerveau non endommagé, dit-elle fermement. La personnalité de l’individu serait modifiée selon un schéma rigoureusement indéterminé.
Traduction : Ça en ferait un fou comme Sax.
Sax décida de laisser tomber les stimuli synaptiques. Sauver la vie d’Ann était une chose, modifier ce qu’elle avait dans la tête, une autre. Le changement improvisé n’était pas à l’ordre du jour. Le but était l’acceptation. Le bonheur – le vrai bonheur d’Ann, quoi que ça puisse être –, si lointain, si difficile à imaginer. Il avait mal rien que d’y penser. C’était extraordinaire de voir comment la seule pensée pouvait faire naître la souffrance physique. Le système limbique était un monde en soi, baignant dans la souffrance, de la même façon que le corps noir était partout dans l’univers.
— Tu as parlé à Michel ? lui demanda Ursula.
— Non. Mais c’est une bonne idée.
Il appela Michel, lui exposa la situation et ce qu’il avait l’intention de faire.
— Voyons, Sax ! fit Michel, choqué.
Mais, quelques instants plus tard, il promettait de venir. Il allait demander à Desmond de l’emmener en avion à Da Vinci afin de prendre tout ce qu’il fallait pour le traitement et arriverait au refuge en avion.
Sax resta donc assis dans la chambre d’Ann, la main sur sa tête. Un crâne plein de bosses. Un adepte de la phrénologie aurait passé un bon moment sur ce terrain.
Puis Michel et Desmond, ses frères, furent là, près de lui. Ainsi que la doctoresse qui les avait escortés, la grande jeune femme et d’autres encore. Ils en étaient donc réduits à communiquer par le regard, ou l’absence de regard. Mais tout était parfaitement clair. Il n’était que trop facile de voir ce que pensait Desmond. Ils avaient apporté le kit gériatrique d’Ann. Ils n’avaient plus qu’à attendre le moment propice.
Qui arriva très vite. La routine s’était réinstallée dans le petit centre biomédical. L’effet du traitement de longévité sur le coma était mal connu. Michel avait consulté la littérature et n’avait pas trouvé grand-chose, mais comme le traitement avait été administré à titre expérimental à quelques patients en état de coma dépassé et les avait ramenés à la vie dans près d’un cas sur deux, il pensait que c’était une bonne idée.
C’est ainsi qu’une nuit, peu après leur arrivée, les trois hommes se relevèrent et passèrent sur la pointe des pieds devant l’infirmière de garde qui dormait à poings fermés, avachie dans un fauteuil devant la porte de la clinique. Sax et Michel introduisirent les aiguilles de perfusion dans le dessus des mains d’Ann, calmement, avec soin et précision. Sans un bruit. Tout alla très vite : le sérum se mit à couler dans ses veines, entraînant les nouveaux brins de protéines dans son système circulatoire. Son souffle devint irrégulier, et Sax, brûlant de peur, gémit intérieurement. Michel et Desmond le tenaient chacun par un bras comme pour l’empêcher de tomber. Il était réconfortant de les sentir à côté de lui. Mais il aurait donné n’importe quoi pour qu’Hiroko soit là. C’était ce qu’elle aurait fait, il en était sûr. Se le répéter le rassurait un peu. Hiroko était l’une des raisons pour lesquelles il agissait ainsi. Et pourtant, son concours, sa présence physique lui manquaient. Il aurait voulu qu’elle vienne l’aider comme sur Daedalia Planitia. Qu’elle vienne aider Ann. C’était elle l’experte de ce genre d’expérimentation humaine radicalement irresponsable. Ça n’aurait rien été, pour elle…
Quand l’opération fut achevée, ils retirèrent les aiguilles intraveineuses et rangèrent tout leur matériel. L’infirmière dormait toujours, la bouche grande ouverte, ce qui lui donnait l’air de la petite fille qu’elle était en fait. Ann était toujours inconsciente, mais Sax avait l’impression qu’elle respirait mieux. Plus profondément.