— Comment le sais-tu ? demanda le petit peuple rouge. Et qui es-tu ? Es-tu le fantôme de John Boone ?
Je suis le Gyatso Rimpoché, répondit la voix. La dix-huitième réincarnation du Dalaï Lama. J’explore le Bardo à la recherche de ma prochaine réincarnation. J’ai cherché partout sur Terre, sans succès, alors j’ai décidé de regarder ailleurs. Le Tibet est encore sous la botte des Chinois, et ils ne donnent pas l’impression de vouloir s’en aller. Les Chinois, que j’aime tendrement, attention, sont de sales brutes à la tête dure. Et tous les gouvernements du monde ont depuis longtemps tourné le dos au Tibet. Personne ne veut défier les Chinois. Il faut faire quelque chose. Alors je suis venu sur Mars.
Bonne idée, répondit le petit peuple rouge.
Oui, acquiesça le Dalaï Lama, mais je dois admettre que j’ai du mal à trouver une nouvelle incarnation. D’abord, il y a très peu d’enfants sur la planète, ensuite j’ai l’impression que ça n’intéresse personne. Je suis allé à Sheffield, mais tout le monde était occupé à bavarder. Je suis allé à Sabishii, mais tout le monde avait la tête dans le sable. Je suis allé à Elysium, mais tout le monde était dans la position du lotus et n’entendait pas être dérangé. Je suis allé à Christianopolis, mais tout le monde avait ses problèmes. Je suis allé à Hiranyagarba, mais tout le monde disait qu’il en avait assez fait comme ça pour le Tibet. J’ai regardé partout sur Mars, sous toutes les tentes, dans toutes les gares, partout les gens ont autre chose à faire. Personne ne veut être le dix-neuvième Dalaï Lama. Et le Bardo est plus froid de jour en jour.
Bonne chance, répondit le petit peuple rouge. Nous cherchons depuis la mort de John, et nous n’avons pas trouvé une seule personne digne de s’entretenir avec nous, et encore moins de nous héberger en elle. Ces grands individus sont tout détraqués à l’intérieur.
Le Dalaï Lama fut découragé par cette réponse. Il commençait à être vraiment fatigué et ne pouvait plus rester dans le Bardo. Alors il dit : Et l’un de vous ?
Évidemment bien sûr, répondit le petit peuple rouge. Nous sommes très flattés. Mais il faudra nous prendre tous. Nous faisons tout comme ça, ensemble.
Pourquoi pas ? acquiesça le Dalaï Lama, et il transmigra dans l’une des petites particules rouges, et à l’instant même il fut en eux tous à la fois, sur Mars tout entière. Le petit peuple rouge leva les yeux vers les humains qui se bousculaient autour d’eux, vision qu’ils avaient tendance à considérer jusque-là comme une sorte de mauvais film sur un grand écran, mais ils se rendirent compte qu’ils étaient à présent emplis de toute la compassion et de toute la sagesse des dix-huit vies antérieures du Dalaï Lama. Ka wow, se dirent-ils, ces gens sont vraiment détraqués à l’intérieur. Il nous semblait bien que c’était grave, mais c’est encore pire que nous ne pensions. Ils ont de la chance de ne pas pouvoir lire dans l’esprit les uns des autres ou ils s’entre-tueraient. Ça doit être pour ça qu’ils s’étripent parfois – ils savent ce qu’ils pensent eux-mêmes, alors ils soupçonnent tous les autres d’en avoir autant à leur service. Comme c’est vilain. Comme c’est triste.
Ils ont besoin de votre aide, dit le Dalaï Lama en eux tous. Vous pouvez peut-être les aider.
Peut-être, répondirent-ils, mais en vérité, ils en doutaient. Ils avaient essayé d’aider les humains après la mort de John Boone, ils avaient dressé des villes entières à l’entrée de leurs oreilles et leur avaient parlé inlassablement, comme John, d’une voix qui ressemblait à la sienne, dans l’espoir de les amener à se réveiller et à se conduire décemment. Ils n’avaient réussi qu’à les envoyer chez le spécialiste du nez, de la gorge et des oreilles. Tout le monde croyait avoir des bourdonnements d’oreilles. Personne n’avait compris que c’était le petit peuple rouge. Il y avait de quoi décourager les meilleures volontés.
Mais l’esprit compatissant du Dalaï Lama était désormais sur le petit peuple rouge, et il décida de faire un nouvel essai. Il faudrait peut-être tenter autre chose que de leur murmurer aux oreilles, souligna le Dalaï Lama, et tous acquiescèrent. Nous devons attirer leur attention par un autre moyen.
Avez-vous essayé d’entrer en contact télépathique avec eux ? demanda le Dalaï Lama.
Oh non ! répondirent-ils. Pas question. Trop affreux. Leur vilenie pourrait nous tuer sur le coup. Ou du moins nous affecter gravement.
Peut-être pas, objecta le Dalaï Lama. Essayez de fermer votre esprit à leurs émissions et de projeter vos pensées vers eux. Envoyez-leur simplement des tas de bonnes idées positives, projetez-leur votre compassion, de l’amour, de l’amabilité, de la sagesse, et même un peu de sens commun.
Nous allons essayer, répondit le petit peuple rouge. Mais nous allons être obligés de crier de toute la force de nos poumons télépathiques, tous en chœur, parce que ces gens ne veulent tout simplement rien entendre.
Il y a maintenant neuf siècles que j’essaie, acquiesça le Dalaï Lama. Vous vous y ferez. Et vous, mes petits, vous avez l’avantage du nombre. Alors tentez toujours le coup.
Et c’est ainsi que le petit peuple rouge, sur toute la surface de Mars, regarda vers le haut et inspira profondément.
2
Art Randolph prenait le pied de sa vie.
C’était le contraire de la bataille de Sheffield, qui avait été un désastre, un ratage diplomatique, l’échec de tous ses efforts. Il avait passé ces journées cauchemardesques à courir dans tous les sens afin de rencontrer chacun de ceux qu’il croyait capables d’aider à désamorcer la crise, affolé à l’idée que c’était un peu de sa faute : s’il avait fait ce qu’il fallait, ça ne serait jamais arrivé. Le combat manqua bien embraser Mars tout entière, comme en 2061. L’après-midi de l’attaque des Rouges, ç’avait été moins cinq.
Et la fièvre était retombée. Quelque chose – la diplomatie, ou la réalité des combats (une victoire défensive de ceux du câble), un peu de bon sens, un coup de chance – quelque chose avait empêché la situation de basculer dans l’abîme.
Après cet épisode digne d’un cauchemar, les gens avaient regagné Pavonis Est en proie à de sombres pensées. Les conséquences de ce fiasco leur étaient vite apparues. Il fallait qu’ils s’accordent sur une stratégie. Beaucoup de Rouges radicaux étaient morts ou avaient disparu dans la nature, et les Rouges modérés qui s’étaient repliés sur Pavonis Est étaient furieux. Enfin, au moins ils étaient là. C’était une période inconfortable, pleine d’incertitudes, mais ils étaient là.
C’est dans ce contexte qu’Art lança l’idée d’un congrès constitutionnel. Il parcourut la grande tente en long, en large et en travers, traversant le labyrinthe d’entrepôts industriels, de hangars et de dortoirs de béton, arpentant les larges rues encombrées par un véritable musée de véhicules lourds, incitant tout le monde à la même chose : jeter les bases d’une Constitution. Il parla avec Nadia, Nirgal, Jackie, Zeyk, Maya, Peter, Ariadne, Rashid, Tariki, Nanao, Sung et H. X. Borazjani. Il parla à Vlad, à Ursula, à Marina et à Coyote. Il parla à des dizaines de jeunes indigènes qu’il ne connaissait pas, qui avaient joué un rôle clé dans les récents soulèvements. Il parla à tant de gens que l’entreprise commença à évoquer un cas d’école sur la nature polycéphale des mouvements de masse. À chacune des têtes de cette nouvelle hydre sociale, Art présenta les mêmes arguments : « Une Constitution nous légitimerait auprès de la Terre et nous fournirait un cadre pour régler les controverses entre nous. Et puisque nous sommes là, pourquoi ne pas commencer tout de suite ? Il y a déjà quelques projets auxquels nous pourrions jeter un coup d’œil. » Et comme les événements de la semaine passée étaient encore frais dans leur mémoire, les gens hochaient la tête en disant : « Pourquoi pas ? » et s’éloignaient en y réfléchissant.