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— Tu sais, reprit Sax sur le ton de la conversation (un ton qui ressemblait au Sax qu’elle ne connaissait pas, et d’une façon encore différente), ce n’est pas la milice rouge qui a obligé l’Autorité Transitoire à évacuer Burroughs et le reste de la planète. Si les guérilleros avaient été seuls en jeu à ce moment-là, les Terriens se seraient retournés contre nous et ils auraient bien pu en sortir victorieux. Mais ces manifestations sous les tentes ont démontré qu’ils s’étaient mis à peu près tout le monde à dos sur la planète. C’est ce que les gouvernements redoutent le plus : les mouvements de masse. Des centaines de milliers de gens défilant dans les rues pour rejeter le système. C’est à ça que pense Nirgal quand il dit que le pouvoir politique naît du regard des gens et non du canon des fusils.

— Et alors ? renvoya Ann.

Sax balaya d’un geste les gens qui débattaient toujours dans l’entrepôt.

— Ils sont tous Verts, répondit-il en la regardant comme un oiseau.

Ann se leva, quitta la réunion et sortit dans les rues étrangement calmes de Pavonis Est. Des groupes de miliciens montaient la garde, surveillant plus particulièrement la direction du sud, de Sheffield et du terminal du câble. De jeunes indigènes heureux et pleins d’espoir. À un coin de rue, un groupe était engagé dans une discussion animée. Au moment où Ann passait devant eux, une jeune femme, le visage embrasé, s’écria avec exaltation : « On ne peut pas toujours faire ce qu’on veut ! »

Ann s’éloigna, plus mal à l’aise à chaque pas, sans trop savoir pourquoi. C’est comme ça que les gens changent, par petits sauts quantiques, quand ils sont frappés par des événements extérieurs – sans but, sans motif. Quelqu’un dit : « Le regard des gens », la phrase rencontre soudain une image, une figure passionnée, puis une autre phrase : « On ne peut pas toujours faire ce qu’on veut ! » Et voilà comment elle s’était rendu compte (oh, le regard de cette jeune femme !) qu’ils ne débattaient pas seulement du destin du câble. La question n’était pas simplement : « Faut-il couper le câble ? », mais : « Comment décidons-nous des choses ? » C’était la question critique, postrévolutionnaire, peut-être plus cruciale que n’importe quel problème isolé, le sort du câble y compris. Jusque-là, dans l’underground, la plupart des gens agissaient en fonction du principe : « Si nous ne sommes pas d’accord avec vous, nous vous combattrons. » C’est avant tout cette attitude qui avait attiré les gens dans la clandestinité, Ann la première. Et une fois qu’on y avait pris goût, il était difficile d’y renoncer. Dans le fond, ils venaient de prouver que ça marchait. Et il était tentant de continuer dans la même voie ; c’est un peu ce qu’elle ressentait elle-même.

Mais le pouvoir politique… Dire qu’il naissait du regard des gens… On pouvait toujours se battre, mais si les gens ne vous suivaient pas…

Ann y réfléchissait encore tout en regagnant Sheffield. Elle avait décidé de couper court à la comédie de la réunion de l’après-midi à Pavonis Est. Elle voulait jeter un coup d’œil là où ça se passait.

Elle s’étonna de voir combien la vie quotidienne semblait avoir peu changé pour les gens dans la plus peuplée des villes sous tente. Ils allaient toujours au travail, mangeaient au restaurant, bavardaient assis sur les pelouses des parcs, se réunissaient dans les lieux publics. Les boutiques, les restaurants étaient pleins. La plupart des affaires de Sheffield appartenaient aux métanats, et les gens lisaient sur les écrans d’interminables éditoriaux sur ce qu’il leur fallait faire, sur ce qu’allaient devenir les nouvelles relations entre les employés et leurs anciens propriétaires, les endroits où ils devraient acheter leurs matières premières ou vendre leurs produits, à quels règlements ils devraient obéir, quelles taxes ils devraient payer. Tout ça était très compliqué, comme le montraient les débats aux infos du soir sur les écrans et les réseaux de poignet.

Au marché des denrées alimentaires dressé sur la plaza, néanmoins, la situation était plus calme. La nourriture était déjà pour l’essentiel cultivée et distribuée par les coops. Les réseaux agricoles n’étaient pas touchés, les serres de Pavonis continuaient à produire, et les choses se passaient plus ou moins comme d’habitude ; les marchandises se réglaient avec des dollars ATONU ou des crédits. À deux reprises seulement, Ann vit des vendeurs au ventre ceint d’un tablier avoir une prise de bec avec leurs clients sur un point ou un autre de politique gouvernementale. Alors qu’Ann prêtait l’oreille à une de ces discussions, d’ailleurs étrangement semblable à celles qui opposaient les chefs de Pavonis Est, les protagonistes s’arrêtèrent net et la regardèrent. On l’avait reconnue. Le marchand de légumes dit tout haut :

— Si vous les Rouges leur fichiez un peu la paix, ils débarrasseraient le plancher !

— Ça va, lança quelqu’un. Ce n’est pas sa faute.

C’est bien vrai, se dit Ann en s’éloignant.

Un groupe de personnes attendaient le tram. Les transports publics circulaient toujours, parés pour l’autonomie. La tente elle-même fonctionnait, ce qui n’allait pas de soi, même si manifestement tout le monde pensait que c’était automatique. Mais les opérateurs de tentes savaient ce qu’ils avaient à faire. Ils extrayaient leurs matières premières eux-mêmes, essentiellement à partir de l’air. Les capteurs solaires et les réacteurs nucléaires leur fournissaient toute l’énergie dont ils avaient besoin. Les tentes étaient matériellement fragiles, mais si on les laissait tranquilles, elles pourraient très bien devenir politiquement autonomes. Rien ne justifiait qu’on les possède, qu’elles soient détenues par qui que ce soit.

Les nécessités vitales étaient donc satisfaites. La vie continuait, à peine perturbée par la révolution.

Telle était du moins la première impression qu’on avait en passant. Mais, dans la ville, il y avait aussi des groupes armés, de jeunes indigènes plantés au coin des rues par trois, quatre ou cinq, des milices révolutionnaires entourant des lance-missiles et des systèmes de détection à distance. Rouges ou Verts, quelle importance ? Mais c’étaient très probablement des Verts. Les passants se contentaient de leur jeter un coup d’œil, ou s’arrêtaient pour discuter et leur demander ce qu’ils faisaient. Nous surveillons le Socle, répondaient-ils. Pourtant, Ann voyait bien qu’ils faisaient aussi la police. Une partie du décor, acceptée, supportée. Les gens les regardaient bavarder en souriant. C’était leur police, des Martiens comme eux, ils étaient là pour les protéger, pour assurer le maintien de l’ordre dans Sheffield. Les gens voulaient qu’ils restent, c’était évident. Dans le cas contraire, tout individu qui se serait approché aurait constitué une menace, tout regard réprobateur aurait été ressenti comme une agression ; ce qui aurait fini par les obliger à choisir des coins plus tranquilles. Les yeux des gens, leur regard collectif, voilà ce qui menait le monde.

Ann passa les jours suivants à ruminer. En particulier après avoir pris un train qui faisait le tour du cratère dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, vers le nord. Kasei, Dao et le Kakaze occupaient des appartements dans la petite cité sous tente de Lastflow. Apparemment, ils avaient délogé par la force des résidents non combattants qui l’avaient très mal pris, avaient naturellement rallié Sheffield, exigé d’être rétablis dans leur foyer, et raconté à Peter et aux autres chefs verts que les Rouges avaient positionné des lance-missiles tractés par des camions sur la lèvre nord du cratère, les engins étant braqués sur Sheffield et, plus précisément, sur l’ascenseur.