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— Pour en revenir au conflit entre le local et le global, intervint Irishka, quid du territoire, hors des tentes et des canyons couverts ?

Elle avait peu à peu émergé comme la principale Rouge restant sur Pavonis, une modérée qui pouvait parler pour tous les courants du mouvement ou presque avant de devenir un pouvoir en elle-même au fil des semaines.

— C’est la quasi-totalité du territoire martien, et le document de Dorsa Brevia dit seulement que personne ne peut le posséder, qu’il appartient de fait à la famille humaine et est géré de droit par cette même famille. C’est bien joli, mais au fur et à mesure que la population augmentera et qu’on construira de nouvelles villes, il deviendra de plus en plus difficile d’en assurer le contrôle.

Art poussa un soupir. Elle avait raison, mais c’était un vrai sac de nœuds. Il avait récemment pris la décision de consacrer l’essentiel de ses efforts quotidiens à empoigner les problèmes qu’ils considéraient, Nadia et lui, comme les plus épineux, et il était donc, en théorie, heureux de les voir arriver. Mais il y avait des moments où c’était quand même trop compliqué.

Comme dans ce cas précis. L’utilisation du sol, les objections des Rouges : encore d’autres aspects du conflit entre le local et le global, mais typiquement martien. Là non plus, il n’y avait pas de précédent. Enfin, comme c’était probablement le problème le plus épineux de la liste…

5

Art alla trouver les Rouges. Il tomba sur Marion, Irishka et Tiu, un compagnon de crèche de Nirgal et Jackie à Zygote. Ils l’emmenèrent dans leur campement de patrouilleurs, ce qui le ravit. Bien qu’il ait été lié à Praxis, on le considérait donc maintenant comme un personnage neutre ou impartial, et c’était exactement ce qu’il voulait être. Une grande enveloppe vide, pleine de messages, qu’on se passait de main en main.

Le campement rouge était à l’ouest des entrepôts, au bord du cratère. Ils s’installèrent avec Art dans la vaste cabine supérieure d’un des patrouilleurs et bavardèrent en prenant le thé devant le paysage géant de la caldeira qui se découpait à contre-jour sur le soleil de la fin de l’après-midi.

— Alors, que voudriez-vous voir dans cette Constitution ? demanda Art.

Ses hôtes se regardèrent, un peu surpris.

— Dans l’idéal, répondit Marion, nous aimerions vivre sur la planète primitive, dans des grottes et des habitats troglodytes creusés dans des falaises, ou dans des anneaux forés dans les cratères. Pas de grandes villes, pas de terraforming.

— Vous seriez obligés de rester tout le temps en combinaison.

— C’est vrai. Mais ça nous est égal.

— Bien, fit Art après réflexion. D’accord. Mais étant donné la situation actuelle, comment voudriez-vous que les choses se passent désormais ?

— Plus de terraforming.

— Que le câble s’en aille, et plus d’immigration.

— En fait, ce qui serait bien, ce serait que des gens retournent sur Terre.

Ils s’interrompirent et le regardèrent. Art s’efforça de dissimuler sa consternation.

— Vous ne craignez pas que la biosphère continue à croître toute seule, maintenant ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas évident, répondit Tiu. Si on arrêtait le pompage industriel, la croissance serait très lente, voire stoppée. Il se pourrait même que nous revenions en arrière, avec l’ère glaciaire qui se prépare.

— Ce n’est pas ce que certaines personnes appellent l’écopoésis ?

— Non. Les écopoètes se bornent à utiliser des méthodes biologiques, mais de façon très intensive. Nous pensons qu’il faudrait mettre un terme à tout ça, l’écopoésis, l’industrialisation et le reste.

— Surtout les méthodes industrielles lourdes, reprit Marion. À commencer par l’inondation du nord. C’est tout simplement criminel. Quoi qu’il arrive ici, s’ils continuent, nous ferons sauter ces stations.

Art fit un ample geste englobant l’immense caldeira de pierre.

— Les endroits les plus élevés sont tous plus ou moins comme ça, non ?

Ils n’étaient pas d’accord.

— Même sur les points les plus élevés on trouve des dépôts de glace et de la vie végétale, répondit Irishka. L’atmosphère monte très haut, par ici, je vous le rappelle. Aucun endroit n’y échappe quand les vents sont forts.

— Et si on déployait une tente sur les quatre grandes caldeiras ? suggéra Art. Elles resteraient stériles et conserveraient leur pression atmosphérique ainsi que leur environnement de départ. Ça ferait d’énormes parcs naturels, préservés dans leur état originel, primitif.

— Les parcs ne sont que des parcs.

— Je sais, mais il faut bien faire avec ce qu’on a, pas vrai ? On ne peut pas revenir à M-1 et repartir de zéro. Dans l’état actuel des choses, il ne serait peut-être pas mauvais de préserver trois ou quatre grandes zones dans leur état originel, ou aussi près que possible.

— Ce serait bien de protéger aussi quelques canyons, avança Tiu.

C’était manifestement la première fois qu’ils envisageaient cette possibilité, et elle ne les satisfaisait pas vraiment, Art le voyait bien. Mais on ne pouvait pas effacer la situation actuelle d’un coup de baguette magique. Il fallait bien partir de l’existant.

— Ou le Bassin d’Argyre.

— Qu’on ne le submerge pas, au moins.

Art eut un hochement de tête encourageant.

— Il faudrait combiner des mesures conservatoires de ce genre avec la limite atmosphérique définie dans le document de Dorsa Brevia, qui est de cinq kilomètres. La surface située au-dessus de cinq kilomètres est très importante. Ça ne supprimera pas l’océan du nord, mais rien ne pourrait plus le faire, maintenant. Ce que vous pouvez espérer de mieux à ce stade est probablement une forme lente d’écopoésis, non ?

C’était peut-être une façon un peu brutale de dire les choses. Les Rouges regardèrent mélancoliquement la caldeira de Pavonis, perdus dans leurs pensées.

— Si les Rouges prennent le train en marche, quel est le problème épineux suivant sur la liste ? demanda Art.

— Quoi ? marmonna Nadia.

Elle somnolait en écoutant un vieux morceau de jazz sur son IA.

— Ah, Art, fit-elle de sa voix grave et calme.

Elle avait toujours ce léger accent russe. Elle était roulée en boule sur le divan, entourée de feuilles de papier chiffonnées, tels les vestiges d’une structure qu’elle aurait été en train d’assembler. La façon de vivre martienne. Ses rides semblaient s’effacer. On aurait dit un galet lissé par le courant des années. Elle ouvrit ses yeux tachetés, lumineux, fascinants sous leurs paupières cosaques, leva vers lui son beau visage ovale, parfaitement détendu, sous un casque de cheveux blancs et raides.

— Le prochain problème épineux sur la liste ?

— Oui.

Elle sourit. Il se demanda d’où lui venaient ce calme, ce sourire paisible. Elle ne s’en faisait plus pour rien, ces jours-ci, et Art trouvait cette attitude bizarre, étant donné le numéro de voltige politique auquel ils se livraient. Évidemment, ce n’était que de la politique, pas la guerre. Elle avait eu très peur pendant la révolution, elle s’attendait au désastre à chaque instant, et maintenant elle était d’une sérénité à toute épreuve. Comme si elle se disait : « Rien de ce qui se passe ici n’est très grave, au fond, chamaillez-vous sur les détails tant que vous voudrez, mes amis sont en sûreté, la guerre est finie, ce n’est plus qu’une sorte de jeu, un jeu de construction, source de plaisir. »