Art passa derrière le canapé, lui massa les épaules.
— Ah, fit-elle. Les problèmes. Il y en a des tas qui promettent d’être plus épineux les uns que les autres.
— Lesquels, par exemple ?
— Eh bien, les Qahiran Mahjaris pourront-ils s’adapter à la démocratie ? Tout le monde acceptera-t-il l’éco-économie de Vlad et Marina ? Parviendrons-nous à établir une police correcte ? Jackie essaiera-t-elle d’obtenir un système présidentiel fort, et utilisera-t-elle la supériorité numérique des indigènes pour devenir reine ? Je me pose quantité de questions, fit-elle en regardant par-dessus son épaule. Tu veux que je continue ? demanda-t-elle en riant, amusée par l’expression d’Art.
— J’aime autant pas.
— Mais toi, continue, dit-elle en s’esclaffant. Mmm, c’est bon. Ces problèmes ne sont pas insolubles. Nous allons tous les mettre à plat et les résoudre. Tu pourrais peut-être parler à Zeyk.
— D’accord.
— Mon cou, maintenant, s’il te plaît…
Art alla parler à Zeyk et Nazik le soir même, quand Nadia se fut endormie.
— Alors, quel est le point de vue des Mahjaris sur tout ça ? demanda-t-il.
Zeyk émit un grognement.
— Pas de questions stupides, par pitié ! répliqua-t-il. Les Sunnites sont en bagarre contre les Chiites, le Liban est un champ de ruines, les États pétroliers sont la bête noire des États qui n’ont pas de pétrole, les pays du nord de l’Afrique ne sont plus qu’une métanat, la Syrie et l’Irak se détestent, l’Irak et l’Égypte ne peuvent pas se voir, nous avons une dent contre les Iraniens, à part les Chiites, et nous haïssons tous Israël, évidemment, mais aussi les Palestiniens, et bien que je sois originaire d’Égypte, en fait je suis un Bédouin et nous méprisons les Égyptiens du Nil, et nous ne nous entendons pas très bien avec les Bédouins de Jordanie. Ah, et tout le monde exècre les Saoudiens, qui sont aussi corrompus qu’on peut l’être. Alors quand on me demande le point de vue arabe, que puis-je répondre ?
Art secoua la tête avec accablement.
— Disons que c’était une question stupide, convint-il. Pardon. À force de parler de Constitutions, j’ai pris de mauvaises habitudes. À propos, qu’en pensez-vous ?
Nazik éclata de rire.
— Autant lui demander ce que les autres Qahiran Mahjaris en pensent. Il ne les connaît que trop bien.
— Beaucoup trop bien, renchérit Zeyk.
— Vous pensez qu’ils accepteront le passage concernant les droits de l’homme ?
— Nous la signerons, ça ne fait aucun doute, fit Zeyk en se renfrognant.
— Mais ces droits… je pensais qu’il n’y avait pas encore de démocraties arabes ?
— Comment ça ? Et la Palestine, et l’Égypte ? Ensuite, nous sommes sur Mars. Et sur Mars, chaque caravane est son propre État depuis le début.
— Des chefs forts ? Des dirigeants héréditaires ?
— Pas héréditaires, mais forts, oui. Nous doutons que la nouvelle Constitution y change quoi que ce soit. Et pourquoi le devrait-elle ? Vous disposez vous-même d’un pouvoir fort, non ?
Art éclata de rire, un peu mal à l’aise.
— Je ne suis qu’un messager.
Zeyk secoua la tête.
— Allez raconter ça à Antar. Tiens, c’est là que vous devriez aller, si vous voulez savoir ce que pensent les Qahirans. C’est notre roi, maintenant, dit-il comme s’il avait mordu dans un citron.
— Et que veut-il, à votre avis ? demanda Art.
— C’est la créature de Jackie, un point c’est tout, marmonna Zeyk.
— Je dirais que c’est un mauvais point pour lui.
Zeyk haussa les épaules.
— Ça dépend pour qui, reprit Nazik. Pour les vieux immigrants musulmans, c’est une mauvaise association, parce que, bien que Jackie soit très puissante, elle a plus d’un homme dans sa vie, ce qui fait d’Antar une sorte de…
— De compromis, avança Art, évitant à Zeyk, qui le regardait d’un air sombre, de trouver un terme plus sévère.
— Oui, acquiesça Nazik. D’un autre côté, Jackie est puissante. Tous les dirigeants actuels de Mars Libre ont une chance de voir leur puissance s’accroître encore dans le nouvel État. Et ça plaît aux jeunes Arabes. Ils sont plus indigènes qu’arabes, je crois. Mars compte plus pour eux que l’Islam. De ce point de vue, l’association avec les ectogènes de Zygote est une bonne chose. Ils passent pour les chefs naturels de la nouvelle Mars, surtout Nirgal, bien sûr, et maintenant qu’il est parti pour la Terre, il y a un certain transfert d’influence vers Jackie et ses proches. Donc vers Antar.
— Je ne l’aime pas, lâcha Zeyk.
Nazik regarda son mari en souriant.
— Ce que tu n’aimes pas, c’est que beaucoup d’indigènes musulmans le suivent plutôt que toi. Mais nous sommes vieux, Zeyk. Il serait peut-être temps de penser à la retraite.
— Je ne vois pas pourquoi, objecta Zeyk. Si nous devons vivre un millier d’années, quelle différence un siècle peut-il faire ?
Art et Nazik le regardèrent en riant, et Zeyk eut un bref sourire. C’était la première fois qu’Art le voyait sourire.
En fait, l’âge n’avait pas d’importance. Les gens allaient et venaient, jeunes, vieux ou entre deux âges, parlaient et discutaient, et il aurait été étrange que la durée de vie d’un individu joue un rôle dans ces discussions.
L’âge ou la jeunesse n’avaient rien à voir avec le mouvement indigène, de toute façon. Quand on était né sur Mars, on avait tout simplement une autre vision, une vision aréocentrique à un point inimaginable pour un Terrien, non seulement à cause de l’ensemble d’aréoréalités dans lequel on baignait depuis sa naissance, mais aussi de ce qu’on ignorait. Les Terriens savaient combien la Terre était vaste ; pour les gens nés sur Mars, cette immensité culturelle et biologique était proprement inconcevable. Ils avaient vu des images sur des écrans, mais ça ne suffisait pas pour l’appréhender. C’est aussi pour ça qu’Art était content que Nirgal ait décidé d’accompagner la mission diplomatique vers la Terre. Il saurait ainsi à quoi ils avaient affaire.
Mais la plupart des indigènes n’en sauraient jamais rien. Et la révolution leur était montée à la tête. Malgré l’intelligence dont ils pouvaient faire preuve autour de la table, lorsqu’ils s’efforçaient d’élaborer une forme de Constitution qui les privilégierait, ils étaient d’une naïveté congénitale. Ils ne se rendaient absolument pas compte que leur indépendance était peu probable, et qu’elle pourrait très bien leur être reprise. Au contraire, ils poussaient les choses à la limite, menés par Jackie, qui planait dans l’entrepôt, plus radieuse que jamais, sa soif de pouvoir dissimulée derrière son amour pour Mars, sa dévotion aux idéaux de son grand-père et sa bonne volonté fondamentale, voire son innocence. La collégienne qui voulait passionnément un monde plus juste.
C’est du moins ce qu’il semblait. Mais ils paraissaient aussi, ses collègues de Mars Libre et elle, vouloir être aux commandes. Il y avait douze millions de gens sur Mars, maintenant, dont sept millions étaient nés sur la planète. Et on pouvait compter sur chacun de ceux-ci, ou presque, pour soutenir les partis politiques indigènes, à commencer par Mars Libre.
— C’est dangereux, remarqua Charlotte alors qu’Art évoquait la question, un de ces fameux soirs avec Nadia. Quand un pays comporte un grand nombre de groupes qui se méfient les uns des autres, mais d’où se dégage une majorité nette, on obtient ce qu’on appelle un « vote recenseur », c’est-à-dire un système où les politiciens représentent leur groupe, obtiennent leur voix, et où le résultat des élections n’est jamais qu’un reflet de la population. Dans ces cas-là, c’est toujours pareil : le groupe majoritaire s’arroge le monopole du pouvoir et les minorités qui se sentent impuissantes finissent par se rebeller. Certaines des plus sales guerres civiles de l’histoire n’ont pas commencé autrement.