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— Mais que pouvons-nous faire ? demanda Nadia.

— Eh bien, nous faisons déjà quelque chose, en partie du moins, en concevant des structures qui étalent le pouvoir en couche mince et réduisent le danger de majoritarisme. La décentralisation joue un rôle important, dans la mesure où elle crée beaucoup de petites majorités locales. Une autre stratégie consiste à établir un éventail de dispositifs de contrôle et de pondération, de sorte que le gouvernement soit tiraillé entre des forces antagonistes. C’est ce qu’on appelle la polyarchie ; ça consiste à répartir le pouvoir entre le plus grand nombre de groupes possible.

— Nous sommes peut-être déjà un peu trop polyarchiques, objecta Art.

— Peut-être. Il y a encore une tactique qui consiste à déprofessionnaliser le gouvernement. On réserve un grand nombre de postes à des citoyens ordinaires tirés au sort, comme pour la constitution du jury au tribunal. Ces gens reçoivent toute l’aide nécessaire de professionnels compétents qui restent à l’arrière-plan, mais c’est eux qui prennent les décisions.

— C’est la première fois que j’entends parler de ça, remarqua Nadia.

— Ça a souvent été proposé, mais rarement mis en pratique. Je pense que ce système mériterait qu’on y réfléchisse. Il a tendance à faire du pouvoir un fardeau autant qu’un privilège. On reçoit une lettre au courrier et… Oh non ! On est enrôlé pour deux ans au congrès ! C’est une corvée, mais d’un autre côté, c’est aussi une sorte de distinction, une chance d’apporter sa voix au discours public. Un gouvernement citoyen.

— J’aime ça, fit Nadia.

— Une autre façon de réduire le majoritarisme consiste à faire voter les électeurs pour deux candidats ou plus par ordre de préférence, premier choix, deuxième choix, troisième choix, comme aux élections australiennes. Les candidats ont des points selon qu’ils sont choisis en première, deuxième ou troisième position, de sorte que, pour remporter les élections, ils sont obligés de trouver des appuis hors de leur propre groupe. Ce qui a pour effet d’inciter les politiciens à la modération, et à long terme, cela peut créer la confiance parmi des groupes qui n’y étaient guère enclins.

— Intéressant, approuva Nadia. Des sortes de fers à béton dans un mur.

— Oui, fit Charlotte, avant de leur citer des exemples de sociétés terriennes fracturées qui avaient comblé leurs différences grâce à une structure gouvernementale astucieuse : l’Azanie, le Cambodge, l’Arménie… et en l’entendant les énumérer, Art eut un pincement au cœur : ces pays s’étaient illustrés par des bains de sang…

— Il faut croire que les structures politiques n’ont qu’un pouvoir limité, dit-il.

— Certes, acquiesça Nadia, mais nous n’avons pas à réconcilier des peuples séparés par des haines sans cesse ressassées. Ici, les plus excités sont les Rouges, et ils ont été marginalisés par le terraforming déjà réalisé. Je parie que ces méthodes pourraient être utilisées pour les gagner à notre cause.

Les options que Charlotte venait d’énumérer lui avaient manifestement redonné du cœur au ventre. Il y avait des structures, tout compte fait. Un engineering imaginaire, qui ressemblait à celui de la réalité. Elle se mit à tapoter sur son IA, esquissant des diagrammes comme si elle travaillait sur un bâtiment, un petit sourire retroussant les coins de sa bouche.

— Tu as l’air heureuse, constata Art.

Elle ne l’entendit pas. Mais cette nuit-là, lors de leur conversation radio avec les voyageurs, elle dit à Sax :

— C’est bien agréable de voir la science politique arriver à des abstractions utiles au bout de tant d’années.

Huit minutes plus tard, sa réponse leur parvenait :

— Je n’ai jamais compris pourquoi on donnait à ça le nom de science.

Nadia eut un petit rire, ce qui eut le don de réjouir Art. Nadia Chernechevsky riait de bonheur ! Soudain, il fut sûr qu’ils allaient réussir.

6

Alors il retourna à la grande table, prêt à se colleter avec les prochains problèmes épineux de la liste. Il redescendit rapidement de son petit nuage. Il y en avait des dizaines, tous insignifiants jusqu’à ce qu’on les regarde de près, et qu’ils deviennent alors insolubles. Dans toutes ces empoignades, on avait du mal à imaginer comment des accords pourraient être trouvés. Dans certaines zones, en fait, les choses semblaient empirer. Les points médians du document de Dorsa Brevia posaient problème ; plus les gens y réfléchissaient, plus ils se radicalisaient. Beaucoup de ceux qui étaient autour de la table donnaient l’impression de penser que le système économique de Vlad et Marina, s’il avait fonctionné pour l’underground, ne devait pas être codifié dans la Constitution. Certains râlaient parce qu’il empiétait sur l’autonomie locale, d’autres parce qu’ils avaient plus confiance dans l’économie capitaliste traditionnelle que dans les nouveaux systèmes. Antar plaidait souvent ce point de vue, avec le support manifeste de Jackie, assise à côté de lui. Ce qui, allié à ses liens avec la communauté arabe, donnait à ses interventions un double poids, et les gens l’écoutaient.

— La nouvelle économie qui nous est proposée, déclara-t-il un jour à la table des tables, répétant son leitmotiv, constitue une intrusion radicale sans précédent du gouvernement dans les affaires.

Tout à coup, Vlad Taneiev se leva. Surpris, Antar s’interrompit et le regarda.

Vlad le dévisagea. Il avait le dos voûté, une grosse tête massive, des sourcils en broussailles et ne prenait pour ainsi dire jamais la parole en public. Il n’avait pas dit un mot depuis le début du congrès. Le silence se fit dans l’entrepôt et tout le monde le regarda. Art éprouva un frisson d’excitation. De tous les brillants esprits des Cent Premiers, Vlad était peut-être le plus brillant et, Hiroko mise à part, le plus énigmatique. Il était déjà vieux quand ils avaient quitté la Terre, et sa discrétion confinait au mythe. C’est lui qui avait construit les labos d’Acheron au début, et par la suite il y avait vécu cloîtré avec Ursula Kohl et Marina Tokareva, deux autres grands Anciens. Personne ne savait très bien à quoi s’en tenir à leur sujet à tous les trois, ils étaient un cas limite de la nature insulaire de la relation avec autrui. Mais ça n’empêchait pas les ragots, évidemment. Au contraire, les gens ne parlaient que de ça, disant que Marina et Ursula étaient le vrai couple et Vlad une sorte d’ami, ou d’animal familier ; que c’était Ursula qui avait fait l’essentiel du travail sur le traitement de longévité, et Marina la majeure partie du boulot sur l’éco-économie. Ou qu’ils formaient un triangle équilatéral parfait, collaborant sur tout ce qui émergeait d’Acheron, ou encore que Vlad était une espèce de bigame, qui accaparait les travaux de deux femmes dans les domaines distincts de la biologie et de l’économie. Mais personne n’en savait rien, en réalité, car aucun des trois ne s’exprima jamais sur la question.

Et puis, en le regardant se lever au bout de la table, force était de s’avouer que la théorie selon laquelle il n’aurait fait que tirer la couverture à lui était aberrante. Il les parcourut d’un regard farouche, intense, les fixant l’un après l’autre avant de regarder à nouveau Antar.