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C’est ainsi qu’un an après le début des éruptions l’Antarctique était réduit à la moitié à peine de sa taille antérieure. L’Est ressemblait à une demi-lune et la péninsule évoquait une Nouvelle-Zélande qui aurait été recouverte de glace. Entre les deux s’étendait une mer peu profonde, bouillonnante, jonchée d’icebergs, et dans le reste du monde le niveau des eaux avait monté de sept mètres.

L’humanité n’avait pas connu de catastrophe naturelle d’une telle ampleur depuis la fin de la dernière ère glaciaire, dix mille ans auparavant. Et cette fois, elle n’affectait plus seulement quelques millions de chasseurs groupés en tribus nomades mais quinze milliards d’êtres civilisés, dont la vie était régie par un édifice sociotechnologique précaire, lequel était déjà en grand danger d’effondrement. Toutes les grandes cités côtières étaient inondées, des pays comme le Bangladesh, la Hollande et le Belize avaient disparu sous l’eau. La plupart des malheureux habitants de ces régions avaient eu le temps d’émigrer vers des zones plus élevées, car la montée des eaux s’était davantage apparentée à une marée qu’à un raz de marée, si bien que la population du monde était maintenant composée de dix à vingt pour cent de réfugiés.

La société humaine n’était évidemment pas équipée pour gérer une situation pareille. Quand bien même tout serait allé pour le mieux dans le meilleur des mondes, les choses n’auraient pas été faciles, et au début du XXII e siècle, tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. La population augmentait toujours, les ressources se faisaient de plus en plus rares et les conflits entre les riches et les pauvres, les gouvernements et les métanats, étaient plus brûlants que jamais. La catastrophe avait frappé au beau milieu d’une crise.

Crise que la catastrophe gomma dans une certaine mesure. Le contexte des luttes d’influence de toute sorte s’en trouva radicalement modifié et beaucoup devinrent fantasmagoriques. Face au désespoir de tous ces peuples qui se retrouvaient dans le plus grand dénuement, la propriété privée, le profit perdirent de leur légitimité. Les Nations Unies se dressèrent tel un phénix aquatique au-dessus du chaos, et devinrent le bureau d’aiguillage des efforts considérables visant au soulagement de la détresse : les migrations terrestres, par-delà les frontières nationales, la construction de logements d’urgence, la distribution des ressources alimentaires et des biens de première nécessité. Compte tenu de la nature de leur tâche, la Suisse et Praxis se retrouvèrent en première ligne, aux côtés de l’ONU. L’UNESCO et l’OMS se réveillèrent d’entre les morts. L’Inde et la Chine, qui étaient les plus grands des pays dévastés, jouèrent aussi un rôle fondamental en décidant de coopérer : elles conclurent des alliances bipartites, ainsi qu’avec l’ONU et ses nouveaux alliés ; elles refusèrent toute aide du Groupe des Onze pays les plus industrialisés et des métanationales qui participaient maintenant ouvertement au gouvernement de la plupart des pays du G-11.

Par d’autres côtés, l’inondation ne fit qu’exacerber la crise. Les métanats se retrouvèrent dans une position très étrange. Avant la catastrophe, elles étaient entièrement absorbées par ce que les commentateurs appelaient le métanatricide, c’est-à-dire une compétition impitoyable pour la domination ultime de l’économie mondiale. Quelques supergroupes de métanats se disputaient le contrôle absolu des plus grands pays industrialisés et tentaient d’absorber les rares entités qui échappaient encore à leur emprise : la Suisse, l’Inde, la Chine, Praxis et les pays dits de la Cour mondiale. Si l’essentiel de la population du globe s’efforçait de survivre, les métanats en étaient plus ou moins réduites à sauver les meubles. Elles étaient souvent associées à la catastrophe dans l’esprit populaire qui leur en attribuait la responsabilité ou estimait dans tous les cas qu’elles étaient punies par où elles avaient péché. Cette vision magique des choses faisait l’affaire de Mars et des autres forces antimétanats qui, les voyant à genoux, tentaient d’en profiter pour les décapiter. Les pays du G-11 et les gouvernements des autres pays industrialisés jusqu’alors associés aux métanats avaient assez à faire avec leurs populations désespérées pour remettre à plus tard l’aide aux grands conglomérats. Et les gens, partout, renonçaient à leurs fonctions antérieures afin de rejoindre l’effort humanitaire. Les entreprises détenues par leurs employés, comme Praxis, gagnaient en popularité car elles s’efforçaient de soulager la détresse et offraient le traitement de longévité à tous leurs membres. Certaines métanats conservèrent leurs forces de travail en se reconfigurant selon les mêmes lignes directrices. Si la lutte pour le pouvoir se poursuivait à de nombreux niveaux, partout elle était réorganisée par la catastrophe.

Dans ce contexte, Mars était la dernière préoccupation des Terriens. Oh, c’était une histoire intéressante, évidemment, et beaucoup considéraient les Martiens comme des enfants ingrats, qui laissaient tomber leurs parents au moment où ils avaient besoin d’eux. C’était une des nombreuses réactions négatives face à la catastrophe, par opposition au nombre tout aussi important de réactions positives. Il y avait des bons et des méchants partout, à cette époque, et la plupart considéraient les Martiens comme des méchants, des rats qui fuyaient le navire en train de couler. D’autres voyaient en eux des sauveteurs potentiels, dont le rôle restait à définir : encore un exemple de vision magique des problèmes. Mais l’idée qu’une nouvelle société était en train d’émerger sur le nouveau monde était porteuse d’espoir.

En attendant, sur Terre, les gens étaient confrontés à des difficultés gravissimes. L’inondation avait eu pour conséquence, notamment, de provoquer des changements climatiques rapides : la couverture nuageuse s’était densifiée et réfléchissait davantage le soleil. Il en résulta une chute des températures qui provoqua des pluies torrentielles et la destruction de récoltes, aggravant encore la situation. Il se mit à pleuvoir dans des endroits rarement soumis aux précipitations auparavant : au Sahara, dans le désert Mojave, au nord du Chili, de sorte que l’impact de l’inondation se fit sentir même à l’intérieur des terres, un peu partout en fait : l’agriculture étant frappée par ces orages torrentiels, la faim commença à menacer – d’où le mouvement général de coopération, car on craignait de ne pas pouvoir nourrir tout le monde, et les lâches se mirent à parler de sélection. La Terre entière était plongée dans la tourmente. C’était une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied.

Telle était donc la situation sur Terre pendant l’été de 2128 : une catastrophe sans précédent, une crise planétaire qui n’était pas près de s’arranger. Le monde antédiluvien semblait n’être qu’un mauvais rêve dont ils auraient été réveillés en sursaut pour se retrouver dans une réalité encore plus redoutable. Tout se passait comme s’ils avaient sauté de la poêle dans le feu, et tandis que certains s’efforçaient de remonter dans la casserole, d’autres se démenaient pour les rejeter dans les flammes. Bien malin qui aurait pu dire comment tout ça allait finir.

2

Nirgal avait l’impression qu’un étau se resserrait chaque jour davantage sur lui. Maya s’en plaignait et gémissait aussi. Michel et Sax semblaient indifférents. Michel était heureux de faire ce voyage, et Sax était absorbé par l’examen des rapports émanant de Pavonis Mons. Ils vivaient dans l’anneau en rotation de l’Atlantis. Pendant les cinq mois du voyage, l’anneau accélérerait jusqu’à ce que la force centrifuge passe de l’équivalent de la gravité martienne à celui de la gravité terrienne, auquel elle se stabiliserait dès le milieu du voyage. Cette méthode avait été perfectionnée au fil des années pour permettre aux émigrants qui décidaient de rentrer chez eux, aux diplomates qui faisaient l’aller et retour et aux rares indigènes martiens qui entreprenaient le voyage de s’habituer à la pesanteur terrestre. C’était toujours pénible. Quelques indigènes étaient tombés malades sur Terre. Il y avait eu des morts. Il était important de rester dans l’anneau rotatif, de faire ses exercices, de recevoir tous les vaccins.