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Tandis que Sax et Michel s’entraînaient sur les machines, Nirgal et Maya marinaient dans les cuves en s’apitoyant sur leur sort. Mais si Maya se délectait de ses malheurs – elle paraissait se repaître voluptueusement de toutes ses émotions, y compris la colère et la mélancolie –, Nirgal était vraiment désespéré. L’espace-temps le tordait comme une serpillière, et chacune des cellules de son corps hurlait de douleur. L’effort nécessaire ne fût-ce que pour respirer l’effrayait. Il avait peine à croire qu’une planète puisse être aussi massive.

Il essaya d’en parler à Michel, mais Michel avait autre chose en tête. Il ne pensait qu’à ce qui les attendait. Sax, quant à lui, était obsédé par ce qui se passait sur Mars. Nirgal se fichait pas mal du congrès de Pavonis. Il estimait que ça ne changerait pas grand-chose au bout du compte. Les indigènes avaient vécu comme bon leur semblait sous l’ATONU et ils continueraient sous le nouveau gouvernement. Jackie arriverait peut-être à se tailler une présidence sur mesure, et ce serait fort regrettable, mais de toute façon, leur relation avait bizarrement tourné. C’était devenu une sorte de télépathie qui rappelait parfois leur ancienne passion mais lui faisait plus souvent penser à une rivalité perverse entre frère et sœur et parfois même aux combats internes d’un esprit schizoïde. Ils étaient peut-être jumeaux – Dieu seul savait à quel genre d’alchimie Hiroko s’était livrée dans les réservoirs ectogènes – mais non, Jackie était la fille d’Esther. Il le savait. Comme si ça voulait dire quoi que ce soit. Parce que, à sa grande consternation, il avait l’impression qu’elle était un autre lui-même, et il ne voulait pas de ça, il ne voulait pas que son cœur se mette à cogner dans sa poitrine chaque fois qu’il la voyait. C’était l’une des raisons qui l’avaient décidé à partir pour la Terre. Et voilà : il s’éloignait d’elle à la vitesse de cinquante mille kilomètres à l’heure, et elle était encore là, sur l’écran, ravie de l’avancement des travaux du congrès, ravie du rôle qu’elle y jouait. Elle ferait partie des sept membres du nouveau conseil exécutif, c’était couru d’avance.

— Elle compte sur l’histoire pour reprendre son cours normal, disait Maya alors qu’ils regardaient les infos, depuis leurs providentielles baignoires. Le pouvoir est comme la matière, il a une gravité, il s’agglutine et il attire de plus en plus de choses à lui. Ce pouvoir local, réparti entre les tentes…

Elle eut un haussement d’épaules désabusé.

— C’est peut-être une nova, risqua Nirgal.

— Peut-être, acquiesça-t-elle en riant. Mais il recommencera à s’agglutiner. C’est la gravité de l’histoire : le pouvoir est attiré vers le centre, il y a parfois une nova. Puis l’attraction repart. Ce sera pareil sur Mars, tu verras ce que je te dis. Et Jackie sera au beau milieu.

Elle s’arrêta net avant d’ajouter la salope, par égard pour Nirgal, et le regarda du coin de l’œil en se demandant comment le manœuvrer pour faire avancer son combat personnel, sa guerre sans fin avec Jackie. Les petites novas du cœur.

Les dernières semaines à la pesanteur terrestre passèrent sans que Nirgal s’y fasse. C’était affolant de sentir cette étreinte croissante lui bloquer la respiration, les idées. Il avait mal à toutes les articulations. Sur les écrans, il voyait des images de la petite bille bleu et blanc qui était la Terre, avec sa lune, ce bouton d’os à l’air étrangement plat et mort. Mais ce n’étaient que des images parmi tant d’autres, elles ne voulaient rien dire pour lui, à côté de ses pieds endoloris et de son pauvre cœur qui battait la chamade. Puis le monde bleu creva soudain tous les écrans, pareil à une fleur fraîchement éclose, avec la ligne blanche de son limbe incurvé, son eau bleue ornée de tourbillons de coton blanc, ses continents sortant du filigrane des nuages comme de petits rébus, des survivances d’un mythe à moitié oublié : l’Asie. L’Afrique. L’Europe. L’Amérique…

Pour la descente finale et la décélération, la rotation de l’anneau fut stoppée. Nirgal plana, avec l’impression d’être désincarné et pareil à un ballon, vers une fenêtre afin de voir ça de ses propres yeux. Malgré l’épaisseur de la paroi de verre et les milliers de kilomètres de distance, il fut frappé par la finesse des détails, leur netteté, leur précision.

— L’œil a un tel pouvoir, dit-il à Sax.

— Hum, fit Sax en s’approchant de la vitre pour regarder à son tour.

Ils observèrent la boule bleue de la Terre, en dessous d’eux.

— Tu n’as jamais peur ? demanda Nirgal.

— Peur ?

— Tu sais bien. (Pendant ce voyage, Sax n’avait pas été dans sa phase la plus cohérente ; il fallait lui expliquer beaucoup de choses.) La peur. L’appréhension. La crainte.

— Oui. Je crois que si. J’ai eu peur, oui. Récemment. Quand j’ai découvert que j’étais… désorienté.

— J’ai peur, maintenant.

Sax le regarda curieusement. Puis il flotta vers lui et posa la main sur son bras avec une gentillesse dont il n’était guère coutumier.

— Nous sommes là, dit-il.

Plus bas, toujours plus bas. De la Terre partaient maintenant dix ascenseurs spatiaux dont plusieurs étaient des câbles bifides dont les deux brins distincts partaient l’un du nord, l’autre du sud de l’équateur, lequel manquait cruellement d’endroits adéquats pour des sites de ce genre. L’un des câbles fendus formait un Y qui partait de Virac, aux Philippines, et d’Oobagooma, en Australie Occidentale. Un autre partait du Caire et de Durban. Celui le long duquel ils descendaient se divisait à dix mille kilomètres au-dessus de la Terre, le brin nord partant de Port of Spain, dans l’île de Trinidad, et le brin sud du Brésil, près d’Aripuana, une ville-champignon située sur le Theodore Roosevelt, un affluent de l’Amazone.

Ils prirent le brin du nord, qui menait à Trinidad. De la cabine de l’ascenseur, le regard englobait presque tout l’hémisphère occidental, centré sur le bassin de l’Amazone, un fleuve café au lait qui serpentait dans les verts poumons de la Terre. De plus en plus bas. Au cours des cinq jours de leur descente, le monde se rapprocha au point d’occuper tout l’espace en dessous d’eux, et la gravité écrasante des dernières semaines les étreignit à nouveau lentement, les prit dans son étau et serra, serra, serra de plus en plus fort. Si Nirgal s’était un tout petit peu habitué à la pesanteur, cette accoutumance avait disparu au cours du bref retour à la microgravité et il hoquetait comme un poisson hors de l’eau. Chaque inspiration constituait un effort pour lui. Planté les jambes écartées devant les hublots, les mains crispées sur les rampes, il regardait à travers les nuages le bleu étincelant de la mer des Caraïbes, les verts intenses du Venezuela, le triangle sale que faisait l’Orénoque en se jetant dans la mer. L’horizon était un sandwich incurvé de bandes blanches et turquoise, surmontées par le noir de l’espace. Toutes les couleurs étaient si vives. Les nuages étaient comme sur Mars, mais plus épais, plus blancs, plus denses. Peut-être la gravité prodigieuse exerçait-elle une pression inhabituelle sur sa rétine ou sur son nerf optique pour que les couleurs palpitent et éclatent comme ça. Même les sons étaient plus forts.