C’est ainsi qu’Ann entra dans la petite gare de Lastflow de fort méchante humeur, furieuse de l’arrogance des gens du Kakaze, aussi stupide à sa façon que celle des Verts. Ils avaient bien joué pendant la campagne de Burroughs, saisissant ostensiblement la digue en guise d’avertissement public, puis prenant sur eux de la faire sauter après que toutes les autres factions révolutionnaires se furent rassemblées sur les hauteurs, au sud, prêtes à venir au secours de la population civile pendant que les forces de sécurité des métanats battaient en retraite. Les Kakaze avaient vu ce qu’il fallait faire et avaient agi dans ce sens, faisant l’économie d’un débat dans lequel ils se seraient enlisés. Sans leur résolution, tout le monde serait encore massé autour de Burroughs, et les métanats auraient sans aucun doute organisé un corps expéditionnaire terrien pour faire sauter le blocus. Le coup avait été mené de main de maître.
Mais il semblait maintenant que le succès leur était monté à la tête.
Lastflow portait le nom de la dépression qu’elle occupait, une coulée de lave en forme d’éventail qui dévalait le flanc nord-est de la montagne sur plus de cent kilomètres. C’était la seule imperfection sur ce qui était, en dehors de ça, un cône, un sommet et une caldeira parfaitement circulaires. Elle avait de toute évidence vu le jour très tard dans l’histoire éruptive du volcan. Du fond de la dépression, on ne voyait plus le sommet et on aurait aussi bien pu se croire dans une vallée de faible profondeur, avec une visibilité très réduite dans toutes les directions, jusqu’à ce qu’on s’avance à la limite du bord. On voyait alors l’immense cylindre de la caldeira qui plongeait verticalement dans le cœur de la planète et, du côté opposé, la ligne de crête de Sheffield, pareille à un petit Manhattan à une quarantaine de kilomètres de là.
L’absence de perspective expliquait peut-être que la dépression ait été l’un des derniers secteurs de la lèvre du volcan à avoir été mis en valeur. Il était à présent couvert par une tente de belle taille, de six kilomètres de diamètre et d’une centaine de mètres de hauteur, solidement renforcée comme il se devait à cet endroit. La colonie était surtout peuplée par des gens employés dans les multiples industries du cratère. Mais le quartier situé juste au bord était maintenant occupé par les militants du Kakaze et derrière la tente était garée une flotte de gros véhicules, sans doute ceux qui avaient déclenché les rumeurs sur les lance-missiles.
Tout en emmenant Ann au restaurant dont Kasei avait fait son quartier général, ses guides lui confirmèrent que c’était de cela qu’il s’agissait : les patrouilleurs étaient munis de lance-missiles et ils étaient prêts à rayer de la carte de Mars le dernier bastion de l’ATONU. Manifestement, cela les rendait heureux, tout comme ils étaient heureux de la voir, de pouvoir lui faire visiter leurs installations et de lui raconter tout ça. Ils formaient un groupe hétérogène – surtout des indigènes, mais aussi d’anciens et de nouveaux immigrants de toutes les origines ethniques. Parmi eux, Ann reconnut quelques visages : Etsu Okakura, al-Khan, Yussuf. De jeunes indigènes qu’elle ne connaissait pas les arrêtèrent à la porte du restaurant pour lui serrer la main avec de grands sourires enthousiastes qui découvraient des canines de pierre sombre. Le Kakaze… Force lui était de reconnaître que c’était l’aile des Rouges pour laquelle elle avait le moins de sympathie. D’ex-Terriens en colère, ou de jeunes indigènes nés sous les tentes, aux yeux brillants à l’idée de la chance qu’ils avaient de la rencontrer, de lui parler du kami, de la nécessité de pureté, de la valeur intrinsèque de la pierre, des droits de la planète et tout ce qui s’ensuit. En bref, des fanatiques. Elle leur serra la main avec force hochements de tête, en essayant de masquer son embarras.
Dans le restaurant, Kasei et Dao buvaient de la bière noire, assis le long de la vitre. Quand Ann fit son entrée, les gestes se figèrent et il fallut un moment pour que les gens se présentent, pour que Kasei et Dao l’accueillent avec de grandes accolades, que les repas et les conversations reprennent. Ils lui firent apporter quelque chose de la cuisine. Les employés du restaurant vinrent la saluer ; ils étaient aussi du Kakaze. Ann attendit avec impatience, un peu gênée, qu’ils retournent à leur tâche et que chacun regagne sa table. Ils étaient ses enfants spirituels, disaient toujours les médias, elle était la première Rouge. Mais, en vérité, ils la mettaient très mal à l’aise.
Kasei, tout aussi exalté qu’au commencement de la révolution, annonça :
— Nous allons abattre le câble d’ici à peu près une semaine.
— Ah bon ! fit Ann. Et pourquoi attendre si longtemps ?
Son sarcasme échappa à Dao.
— Il faut le temps de prévenir les gens, répondit-il. Pour qu’ils aient le temps d’évacuer l’équateur.
Cet homme d’ordinaire sombre et taciturne était aujourd’hui aussi remonté que Kasei.
— Et ceux du câble aussi ?
— Si ça leur dit. Mais même s’ils l’évacuaient et nous le rendaient, nous le ferions tomber.
— Comment comptez-vous vous y prendre ? Vous avez vraiment des lance-missiles, là-bas ?
— Oui. Mais c’est juste pour le cas où ils descendraient et tenteraient de reprendre Sheffield. Le câble, ce n’est pas à la base qu’il faut le couper.
— Les fusées de guidage pourraient remédier à la rupture au pied, expliqua Kasei. Difficile de dire ce qui se passerait au juste. Mais en le sectionnant juste au-dessus du point aréosynchrone, nous comptons réduire au minimum les dégâts à l’équateur et empêcher New Clarke de s’envoler aussi vite que la première fois. Nous voulons minimiser l’aspect dramatique de l’événement afin d’éviter les martyrs dans la mesure du possible. Juste démolir les installations, vous comprenez. Comme n’importe quel bâtiment désaffecté.
— Oui, répondit Ann, à la fois soulagée par cette manifestation de bon sens et décontenancée de voir ses idées exprimées par quelqu’un d’autre, puis elle mit le doigt sur son principal sujet d’inquiétude : Et les autres, les Verts ? Que se passera-t-il s’ils ne sont pas d’accord ?
— Ils seront d’accord, coupa Dao.
— Ils ne voudront jamais ! objecta sèchement Ann.
Dao secoua la tête.
— J’ai parlé avec Jackie. Il se pourrait que certains Verts y soient vraiment opposés, mais son groupe dit ça pour la galerie, de façon à se donner une image modérée vis-à-vis de la Terre et à mettre les idées dangereuses sur le dos de radicaux incontrôlés.
— Sur notre dos, précisa Ann.
Ils hochèrent la tête avec ensemble.
— Comme pour Burroughs, acquiesça Kasei avec un sourire.
Ann réfléchit. C’était vrai, il n’y avait pas de doute.
— Et si certains d’entre eux sont vraiment contre ? J’en ai parlé avec quelques-uns et ce n’était pas de la propagande. Ils étaient sincères.
— Hum, hum, fit lentement Kasei.
Ils la regardaient fixement, Dao et lui.
— Vous le ferez quand même, dit-elle enfin.
Ils la dévisageaient toujours. Elle comprit soudain qu’ils ne lui obéiraient pas plus que des gamins à une grand-mère sénile. Ils se moquaient pas mal de ce qu’elle pouvait bien raconter. Ils se demandaient juste comment l’utiliser au mieux.
— Il le faut, reprit Kasei. C’est dans l’intérêt de Mars. Pas seulement des Rouges ; dans notre intérêt à tous. Nous avons besoin de prendre du recul par rapport à la Terre, et la gravité rétablit bien cette distance. Sans elle, nous serons tous engloutis dans le maelström.