Ils traversèrent un vieux, très vieux quartier, aux maisons faites de petites briques qui tombaient en poussière sous des toits de chaume ou de tôle ondulée. Tout était vieux, petit, même les gens étaient petits, bruns de peau.
— Les Hindous de la campagne. Les Noirs de la ville. Trinidad et Tobago ! Un mélange explosif, c’est ça, les duglas !
Il y avait de l’herbe partout, par terre, dans les ornières, dans toutes les fentes des murs et des toits, sur tout ce qui n’avait pas été récemment asphalté, c’était une explosion irrépressible de vert, jaillissant de toutes les surfaces du monde. Et l’air épais puait !
Puis ils émergèrent de la partie ancienne de la ville et se retrouvèrent sur un large boulevard goudronné, flanqué de grands arbres et de hauts bâtiments de marbre.
— Les gratte-ciel des métanats. Ils paraissaient immenses quand ils ont été construits, mais à côté du câble…
La sueur aigre, la fumée douceâtre, toute cette explosion de vert… Il dut fermer les yeux pour réprimer une nausée.
— Ça va ?
L’air bourdonnant d’insectes était tellement chaud qu’il ne pouvait en deviner la température. Elle dépassait son échelle personnelle. Il s’assit lourdement entre Sax et Maya.
La voiture s’arrêta. Il se releva péniblement, mit pied à terre. Il avait du mal à marcher. Il manqua tomber. Tout tournait autour de lui. Maya le retint fermement par le bras. Il se prit la tête à deux mains, s’astreignit à respirer par la bouche.
— Ça va ? demanda-t-elle âprement.
— Oui, répondit Nirgal en essayant de hocher la tête.
Ils étaient dans un ensemble de bâtiments tout neufs. Du bois, du béton, de la terre nue maintenant couverte de pétales écrasés.
Des gens partout, presque tous en costumes de carnaval. La brûlure du soleil derrière ses paupières, obstinément. On le mena vers une estrade de bois, avec à son pied une foule de gens qui criaient comme des fous.
Une belle femme aux cheveux noirs en sari vert, ceinturé de blanc, présenta les quatre Martiens à la foule. Les collines, derrière, s’incurvaient comme des flammes vertes sous un fort vent d’ouest. Il faisait plus frais à présent, et l’odeur était moins envahissante. Maya s’approcha des micros et des caméras, et les années fuirent à tire-d’aile. Elle parlait par petites phrases courtes, détachées, qui étaient acclamées en contrechant, antienne et répons, antienne et répons. Une étoile des médias que tout le monde regardait, d’un charisme rassurant, débitant un discours qui rappelait à Nirgal celui de Burroughs, quand elle avait rameuté la foule au parc de la Princesse, au point crucial de la révolution. Quelque chose dans ce goût-là.
Michel et Sax déclinèrent l’honneur de s’adresser à la foule et firent signe à Nirgal. Il resta un instant planté devant les gens et les collines vertes qui les soutenaient jusqu’au soleil. Il ne s’entendait plus penser. Un bruit blanc de joie, un son épais dans l’air épais.
— Mars est un miroir, dit-il au micro. Un miroir où la Terre voit sa propre essence. Le voyage vers Mars était un voyage purificateur, qui a mis à nu les choses les plus importantes. Ce qui a fini par arriver était fondamentalement terrien. Et ce qui est arrivé depuis, là-bas, n’est qu’une expression de la pensée terrienne, des gènes terriens. Voilà pourquoi, plutôt que de lui apporter un soutien matériel sous forme de matières premières ou de nouvelles souches génétiques, nous pouvons surtout aider notre planète mère en lui offrant le moyen de se voir telle qu’elle est. De dresser la carte d’une immensité inimaginable. Voilà comment, à notre modeste façon, nous jouons notre rôle en créant la grande civilisation qui frémit au bord de son devenir. Nous sommes les primitifs d’une civilisation inconnue.
Tonnerre d’acclamations.
— C’est l’impression que nous avons, sur Mars, en tout cas – une longue évolution à travers les siècles, vers la justice et la paix. Au fur et à mesure que les gens en apprennent davantage, ils comprennent mieux leur dépendance les uns envers les autres et envers leur monde. Nous avons compris sur Mars que la meilleure façon d’exprimer cette interdépendance était de vivre pour donner, dans une culture de compassion. Chaque individu libre et égal aux yeux de tous, travaillant avec les autres pour le bien général. C’est ce travail qui nous rend plus libres. La seule hiérarchie qui vaut d’être reconnue est celle-là : plus on donne, plus on devient grand. À présent, éperonnée par cette grande inondation, on la voit fleurir, émerger sur les deux mondes en même temps – la culture de compassion.
Il se rassit dans un tintamarre assourdissant. Puis ce fut la fin des discours et on les mena vers une sorte de conférence de presse animée par la belle femme au sari vert. Nirgal répondait à ses questions par d’autres, l’interrogeant sur le nouveau complexe de bâtiments qui les entouraient, sur la situation dans l’île. Elle s’efforçait de satisfaire sa curiosité, couvrant le brouhaha des commentaires et des rires de la foule enthousiaste massée derrière le mur de journalistes et d’appareils de prise de vue. La femme se révéla être le Premier ministre de Trinidad et Tobago. La petite nation composée de deux îles avait subi pendant la majeure partie du siècle précédent la domination de l’Armscor, une métanat, lui expliqua la femme. Depuis l’inondation, ils avaient rompu cette association. « Et tous les liens coloniaux avec, enfin ! » La foule accueillit ses paroles par des hurlements de joie. Son sourire reflétait le plaisir de toute une société. Il vit qu’elle était dugla, et d’une beauté stupéfiante.
Elle leur expliqua que les bâtiments où ils se trouvaient étaient l’un des innombrables hôpitaux qui avaient été construits sur les deux îles pour venir en aide aux victimes de l’inondation. Ç’avait été leur principale initiative en réponse à leur liberté nouvelle. Ces centres de secours fournissaient aux réfugiés un hébergement, du travail et des soins médicaux, y compris le traitement de longévité.
— Tout le monde a droit au traitement ? demanda Nirgal.
— Oui, répondit la femme.
— C’est formidable ! fit Nirgal, surpris, car il avait entendu dire que c’était une chose rare sur Terre.
— C’est ce que vous croyez ! répliqua le Premier ministre. On dit que ça va poser toutes sortes de problèmes.
— Oui. C’est même certain. Mais je pense que nous devons le faire quand même. Faire bénéficier tout le monde du traitement. On trouvera bien ensuite le moyen de s’en sortir.
Une ou deux minutes passèrent avant qu’ils aient la moindre chance de s’entendre à nouveau par-dessus les acclamations de la foule. Le Premier ministre s’efforçait de rétablir le silence lorsqu’un petit homme élégamment vêtu d’un costume marron sortit du groupe massé derrière elle, prit le micro et prononça quelques phrases entrecoupées par les rugissements de la foule déchaînée :
— Ce Martien, Nirgal, est un enfant de Trinidad ! Son papa, Desmond Hawkins, le Passager Clandestin, le Coyote de Mars, est de Port of Spain, et il a encore beaucoup de famille ici ! L’Armscor a acheté la compagnie pétrolière et elle a essayé d’acheter l’île avec, mais elle a choisi la mauvaise île pour ça ! Son cran, à votre Coyote, il ne l’a pas tiré du néant, Maestro Nirgal, c’est de Trinidad et Tobago qu’il le tient ! Il s’est promené partout là-haut pour apprendre à tout le monde la façon d’être sur Trinidad et Tobago, et maintenant ils sont tous duglas, là-haut, ils savent ce que c’est que d’être dugla, Mars tout entière est dugla ! Mars n’est qu’une grande Trinidad et Tobago !
La foule salua ses paroles par des hurlements de délire. Nirgal s’approcha de l’homme et l’embrassa impulsivement, avec un sourire radieux, puis il descendit de l’estrade et s’engagea dans la multitude qui se referma autour de lui. Un monde d’odeurs. Trop fortes pour penser. Il touchait les gens, leur serrait la main. Les gens le touchaient. Et cette lumière dans leurs yeux ! Ils étaient tous plus petits que lui, et ça les faisait rire. Chaque visage était un univers à lui seul. Soudain, des taches noires envahirent son champ de vision, tout s’obscurcit. Il regarda autour de lui, surpris. D’énormes nuages s’étaient massés sur une bande sombre de mer, à l’ouest, et avaient soudain masqué le soleil. Tandis qu’il serrait des mains, le nuage passa sur l’île. Ce fut la débandade. Les gens se réfugiaient à l’abri des arbres, des vérandas ou sous le toit de tôle ondulée des arrêts d’autobus. Maya, Sax et Michel étaient eux aussi perdus dans la foule. Les nuages gris foncé à la base se cabraient en rouleaux blancs aussi massifs que la pierre mais mouvants, et il en arrivait toujours. Une bourrasque de vent glacé souffla brutalement, puis de grosses gouttes de pluie frappèrent le sol, et les Martiens furent poussés sous un pavillon ouvert aux quatre vents, où on leur fit de la place.