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Il se mit à pleuvoir comme jamais Nirgal n’aurait cru que ce fut possible. Des cataractes rugissantes s’abattaient dans des mares soudain changées en torrents, étoilées par un million d’impacts blanchâtres. Autour du pavillon, le monde entier était brouillé par le rideau mouvant qui mélangeait toutes les couleurs, le vert et le marron étaient brassés comme dans le tambour d’une machine à laver.

— On dirait que c’est l’océan qui nous tombe dessus ! fit Maya en souriant de toutes ses dents.

— Que d’eau ! fit Nirgal.

Le Premier ministre haussa les épaules.

— C’est comme ça tous les jours, pendant la mousson. Il pleut encore plus qu’avant, et il pleuvait déjà beaucoup.

Nirgal secoua la tête et sentit une soudaine douleur lui poignarder les tempes. La souffrance de la noyade. L’air était trop humide.

Le Premier ministre leur expliquait quelque chose, mais Nirgal ne la suivait plus. Il avait trop mal à la tête. N’importe qui dans le mouvement d’indépendance pouvait devenir membre de Praxis. Au cours de la première année, ils participaient à la construction de centres comme celui-ci. Le traitement de longévité était automatiquement offert à tous les adhérents. Il était administré dans les nouveaux centres. On pouvait aussi se faire greffer des implants contraceptifs réversibles. Beaucoup y avaient recours à titre de contribution à la cause.

— Plus tard, les bébés, voilà ce que nous leur disons. Vous aurez tout le temps.

Presque tout le monde les avait rejoints. L’Armscor avait dû adopter les méthodes de Praxis pour garder ses employés, et peu importait à présent à quelle organisation on appartenait. Sur Trinidad, elles se valaient à peu près toutes. Ceux qui venaient de recevoir le traitement participaient à la construction de nouveaux logements et d’équipements hospitaliers ou travaillaient dans l’agriculture. Trinidad était une île plutôt prospère, avant l’inondation, grâce à l’effet combiné des réserves pétrolières et de l’investissement dans le socle du câble. La résistance s’était peu à peu constituée, pendant les années qui avaient suivi l’arrivée honnie de la métanat. Il y avait maintenant une infrastructure croissante consacrée au projet de longévité. La situation était prometteuse. Tous ceux qui travaillaient à la mise sur pied d’un camp se voyaient promettre le traitement. Les gens étaient évidemment prêts à tout pour défendre ces endroits. Même si l’Armscor l’avait voulu, ses forces de sécurité auraient eu le plus grand mal à s’emparer d’eux. Et quand ils y seraient arrivés, ça ne leur aurait rien donné : ils avaient déjà le traitement. Ils pouvaient donc se résoudre au génocide s’ils voulaient, mais à part ça, ils avaient peu de chances de jamais reprendre le contrôle de la situation.

— L’île leur a tout simplement tourné le dos, conclut le Premier ministre. Aucune armée n’y peut rien. C’est la fin du système de castes basé sur l’économie. La fin de tous les systèmes de castes. Il y a quelque chose de nouveau, un nouvel élément dugla dans l’histoire, comme vous disiez dans votre discours. Une sorte de petite Mars. Alors vous voir ici, vous, un petit-fils de l’île, vous qui nous avez tellement appris dans votre nouveau monde si beau – ça, c’est vraiment quelque chose de spécial. Un festival pour de vrai.

Et encore ce sourire radieux.

— Qui était l’homme qui a parlé ?

— Oh, lui, c’était James.

La pluie cessa d’un seul coup. Le soleil creva les nuages, le monde se mit à fumer. Nirgal était ruisselant de sueur dans l’air blanc. L’air blanc, des taches noires tourbillonnantes. Il n’arrivait pas à reprendre sa respiration.

— Je crois que je ferais mieux de m’allonger.

— Mais oui, bien sûr. Vous devez être épuisé, vidé. Venez…

Ils l’emmenèrent vers un petit bâtiment, dans une salle claire aux murs tapissés de lanières de bambou, vide à l’exception d’un matelas sur le sol.

— J’ai peur que le matelas soit un peu petit pour vous.

— Ça n’a pas d’importance.

On le laissa seul. Quelque chose, dans la pièce, lui rappela la cabane d’Hiroko, près du lac de Zygote. Pas seulement les bambous, mais la taille et la forme de la salle, et une autre chose qui lui échappait, la lumière verte qui y pénétrait, peut-être. La sensation de la présence d’Hiroko était tellement forte et inattendue que lorsque les autres furent sortis, il se jeta sur le matelas et se mit à pleurer. Une confusion totale de sentiments. Il avait mal partout, mais surtout à la tête. Il arrêta de pleurer et sombra dans un profond sommeil.

3

Quand il se réveilla, il faisait noir et ça sentait le vert. Il ne savait plus où il était. Il se mit sur le dos, et tout lui revint : il était sur Terre. Des murmures. Il s’assit, effrayé. Un rire étouffé. Des mains l’obligèrent à se rallonger, des mains amicales, à l’évidence.

— Chut, fit une voix, et on l’embrassa.

Quelqu’un s’occupait de sa ceinture, de ses boutons. Des femmes, deux, trois, non, deux, qui sentaient bon le jasmin, et un autre parfum, oui, il y avait deux odeurs chaudes, distinctes. Leur peau luisante de sueur, si douce. Les veines battaient à ses tempes. Ce genre de chose lui était déjà arrivé une ou deux fois quand il était plus jeune, quand tout canyon bâché était un nouveau monde, plein de jeunes femmes inconnues qui voulaient un enfant ou juste s’amuser. Après les mois de célibat forcé du voyage, c’était le paradis de serrer ces corps de femmes, de les embrasser, de se faire embrasser, et sa première inquiétude fondit dans un mélange de mains, de bouches, de seins, de jambes entrelacées.

— La Terre, ma sœur, hoqueta-t-il.

Le vent qui soufflait dans les bambous lui apportait des bribes de musique, des barils de pétrole, des tablas. L’une des femmes était sur lui, pressée sur son corps. Il n’oublierait jamais le contact de ses flancs lisses sous sa main. Il entra en elle sans cesser de l’embrasser. Mais il avait toujours mal à la tête.

Lorsqu’il se réveilla, plus tard, il était nu et en nage sur le matelas. Il faisait encore noir. Il se rhabilla, sortit de la chambre et suivit un couloir obscur menant à un porche. C’était le crépuscule ; il avait dormi une journée entière. Maya, Michel et Sax mangeaient, entourés de gens. Nirgal leur assura qu’il allait bien. En fait, il mourait de faim.

Il s’assit en leur compagnie. Dans l’espace détrempé entre les bâtiments de béton brut, une foule était massée autour d’une cuisine en plein air. Au-delà, un feu de joie brillait dans le crépuscule. Les flammes enluminaient de jaune les visages sombres, se reflétaient dans le blanc liquide, éclatant, des yeux, des dents. Les gens, à la table centrale, se tournèrent pour le regarder. Plusieurs des jeunes femmes souriaient, leurs cheveux d’ébène luisant comme des casques d’obsidienne. L’espace d’une seconde, Nirgal fut renversé par l’odeur de sexe et de parfum. Mais c’était invraisemblable, avec le brasier, les effluves des plats épicés qui fumaient sur la table. Dans une telle explosion d’odeurs, il était impossible d’en identifier une seule, et de toute façon le système olfactif était bouleversé par les mets embrasés de curry et de piment de Cayenne. Il y avait des morceaux de poisson sur du riz, et un légume qui lui alluma un incendie dans la bouche et dans la gorge, de sorte qu’il passa la demi-heure suivante la tête en feu, à larmoyer, à renifler et à avaler verre d’eau sur verre d’eau. Quelqu’un lui donna un zeste d’orange amère confite, qui lui rafraîchit un peu la bouche. Il en mangea plusieurs.