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Puis ils débarrassèrent la table tous ensemble comme à Zygote ou à Hiranyagarba, et les gens se mirent à danser autour du feu de joie, vêtus de costumes de carnaval surréels et masqués, comme au Fassnacht de Nicosia, mais les masques couvraient toute la tête et étaient plus étranges : il y avait des animaux, des démons à plusieurs yeux et aux grandes dents, des éléphants, des déesses. Sur le fond noir, brouillé, du ciel où scintillaient des étoiles obèses, se détachaient les vagues silhouettes des arbres, leurs feuilles vertes noires noires vertes soudain dorées par les flammes bondissantes qui semblaient donner son rythme à la danse. Une petite jeune femme avec six bras qui bougeaient en cadence s’approcha de Nirgal et Maya.

— C’est la danse du Ramayana, dit-elle. Elle est aussi vieille que la civilisation, et il y est question de Mangala.

Elle pressa familièrement l’épaule de Nirgal, et tout à coup il reconnut son parfum de jasmin. Sans sourire, elle retourna auprès du feu de joie. Les tablas suivaient le crescendo des flammes bondissantes, et les danseurs poussaient de grands cris. Nirgal avait la tête qui l’élançait à chaque pulsation de la musique. Malgré l’orange confite, il pleurait encore à cause du piment de Cayenne. Et il avait les paupières lourdes.

— Ça va vous paraître bizarre, dit-il, mais je crois que je vais retourner dormir.

Il se réveilla avant l’aube et s’installa sous une véranda. Le ciel s’éclaircit selon une séquence presque martienne, passant du noir au violet puis au rose de plus en plus clair avant d’adopter la teinte bleu-vert du matin sous les tropiques. Il avait encore la tête lourde mais il se sentait enfin reposé, et prêt à prendre le monde à bras-le-corps. Après un petit déjeuner de bananes brun-vert, quelques-uns de leurs hôtes les emmenèrent, Sax et lui, faire le tour de l’île en voiture.

Où qu’ils aillent, il y avait toujours des centaines de personnes dans son champ visuel. Les gens étaient tous petits, avec la peau aussi brune que la sienne dans les campagnes, plus claire en ville. De gros camions organisés en caravane servaient de magasins mobiles aux villages trop petits pour avoir leurs propres commerces. Nirgal s’émerveilla de la minceur des gens, de leurs membres noués par le travail de la terre ou fins comme des roseaux. Les courbes des jeunes femmes évoquaient des fleurs épanouies, éphémères.

Quand les gens le reconnaissaient, ils se précipitaient pour le saluer et lui serrer la main. Sax secoua la tête en voyant Nirgal parmi eux.

— Une distribution bimodale, dit-il. Pas une vraie spéciation, mais peut-être, avec le temps… la divergence de l’île. C’est très darwinien.

Les maisons occupaient des trouées ouvertes à la machette dans la verte jungle qui s’efforçait ensuite de reconquérir le terrain perdu. Les constructions plus anciennes étaient faites de briquettes de boue noircies par le temps, qui se refondaient dans la terre. Les terrasses des rizières étaient si étroites que les collines semblaient plus lointaines qu’elles n’étaient en réalité. Le vert clair des pousses de riz était d’une couleur inconnue sur Mars. D’une façon générale, Nirgal n’avait jamais vu des verts aussi éclatants, aussi lumineux. Ils s’imposaient à lui dans toute leur variété, leur intensité, dans le soleil qui lui brûlait le dos.

— C’est à cause de la couleur du ciel, répondit Sax quand Nirgal le lui fit remarquer. Les rouges du ciel martien ont tendance à assourdir les verts.

L’air était lourd, humide et fétide. La mer étincelante limitait l’horizon. Nirgal toussa, respira par la bouche, tenta désespérément d’ignorer le battement douloureux de ses tempes et de son front.

— Tu as le mal des profondeurs, avança Sax. Il paraît que ça arrive aux gens de l’Himalaya et des Andes qui descendent au niveau de la mer. C’est un problème d’acidité dans le sang. Nous aurions dû te déposer plus haut.

— Et pourquoi ne l’avons-nous pas fait ?

— Ils voulaient te voir ici parce que c’est de là que vient Desmond. C’est ta terre ancestrale. En fait, il semblerait qu’on se batte pour savoir qui aura l’honneur de nous avoir ensuite.

— Même ici, sur Terre ?

— Sûrement plus que sur Mars, dirais-je.

Nirgal gémit. Le poids du monde, l’air étouffant.

— Je vais courir, dit-il.

Au départ, ce fut la libération attendue. Les mouvements et les réactions habituels l’habitèrent, lui rappelant qu’il était toujours lui-même. Mais sa course pesante ne lui permit pas d’accéder à l’état du lung-gom-pa où il courait comme on respire, où il aurait pu continuer indéfiniment. Au contraire, il sentait la masse de l’air épais dans ses poumons, l’insistance du regard des petits personnages devant lesquels il passait, et surtout le poids de son propre corps qui lui faisait mal aux articulations. Il pesait plus du double de son poids normal. C’était comme si tous ses os s’étaient changés en plomb, comme s’il avait transporté une personne invisible sur son dos, sauf que le poids était à l’intérieur de lui. Ses poumons le brûlaient et se noyaient en même temps, et il ne les dégagerait pas en toussant. Des gens plus grands, habillés à l’européenne, le suivaient sur de petites bicyclettes à trois roues qui soulevaient des gerbes d’eau dans chaque mare. Mais les indigènes s’avançaient sur la route, derrière lui, des foules entières qui empêchaient les tricycles d’avancer, des gens qui riaient et bavardaient, les dents et les yeux étincelants dans leurs faces noires. Les hommes sur les tricycles regardaient Nirgal d’un œil vide, sans menacer la foule. Nirgal retourna vers le camp par une autre route. Maintenant, les vertes collines sur sa droite étaient embrasées. La route lui fendait les mollets à chaque pas. Il avait l’impression d’avoir des troncs d’arbre en feu à la place des jambes. Si courir lui faisait mal, maintenant… Il avait la tête comme une pastèque. La végétation d’un vert mouillé semblait tendre vers lui une centaine de tons de flammes vertes qui se fondaient en une bande d’une seule couleur dominante, envahissant le monde. Des taches noires mouvantes.

— Hiroko ! hoqueta-t-il tout en courant, le visage inondé de larmes, mais personne ne les distinguerait de la sueur. Hiroko, ce n’est pas comme tu m’avais dit que ce serait !

Il rejoignit en titubant le sol ocre du complexe. Les hordes de gens le suivirent jusqu’à Maya. Tout ruisselant de sueur, il se pendit à son cou en sanglotant.

— Nous devrions aller en Europe, fit Maya d’un ton courroucé à quelqu’un dans son dos. C’était stupide de l’amener tout de suite sous les tropiques.

Nirgal regarda par-dessus son épaule. C’était le Premier ministre.

— C’est ici que nous vivons, dit-elle, et elle lança à Nirgal un regard perçant, fier et plein de ressentiment.