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Mais il en aurait fallu davantage pour impressionner Maya.

— Il faut que nous allions à Berne, dit-elle.

Ils partirent pour la Suisse dans un petit avion spatial fourni par Praxis. Pendant le vol, ils contemplèrent la Terre d’une altitude de trente mille mètres : le bleu de l’Atlantique, les cimes déchiquetées d’Espagne, avec leurs faux airs d’Hellespontus Montes ; puis la France et la muraille blanche des Alpes, qui ne ressemblaient à aucune des montagnes de Mars. Dans la fraîcheur de la cabine pressurisée, Nirgal se sentait comme un poisson dans l’eau et déplora de ne pas se sentir bien à l’air libre, sur Terre.

— Ça ira mieux en Europe, lui dit Maya.

Nirgal songea à la façon dont on les avait reçus.

— Ils t’adorent, ici, dit-il.

Bien que débordé par la situation, il avait remarqué que les duglas accueillaient ses compagnons avec autant d’enthousiasme que lui-même, et que Maya avait été particulièrement adulée.

— Ils étaient surtout contents que nous ayons survécu, esquiva Maya. Pour eux, c’est comme si nous revenions d’entre les morts. Tu comprends, de 61 jusqu’à l’année dernière, ils ont cru que tous les Cent Premiers étaient morts. Soixante-sept ans, tu te rends compte ! Pendant tout ce temps, beaucoup d’entre eux sont morts. Il y a quelque chose de magique, de mythique, dans le fait de nous voir débarquer au beau milieu de l’inondation, en plein changement. Sortir de l’underground comme d’une tombe.

— Mouais. Pas tous.

— Non, répondit-elle avec l’ombre d’un sourire. Il va falloir qu’ils fassent le tri là-dedans. Ils croient que Frank et Arkady sont vivants. Et John aussi, bien qu’il ait été tué des années avant 61 et que tout le monde l’ait su. Enfin, pendant un moment. Les gens ont la mémoire courte. C’était il y a longtemps. Il s’est passé tellement de choses depuis. Et les gens veulent que John Boone soit vivant. Alors ils ont oublié Nicosia, et ils se disent qu’il est encore dans l’underground.

Elle eut un petit rire bref, un peu troublée à cette idée.

— C’est comme Hiroko, fit Nirgal, la gorge nouée.

Une vague de tristesse comme celle qui l’avait submergé à Trinidad l’envahit, le laissant livide et douloureux. Il croyait, il avait toujours cru, qu’Hiroko était en vie et se cachait avec les siens quelque part dans les highlands du Sud. Il avait surmonté le choc de sa disparition en se cramponnant à cette idée. En se disant qu’elle s’était glissée hors de Sabishii et reparaîtrait quand elle jugerait le moment venu. Il en était sûr. Et voilà qu’il n’en était plus si certain, il n’aurait su dire pourquoi.

Assis à côté de Maya, Michel regardait dans le vide, l’air pincé. Tout à coup, Nirgal eut l’impression de se regarder dans un miroir. Il savait qu’il faisait la même tête, il le sentait dans sa chair. Michel et lui avaient des doutes, peut-être au sujet d’Hiroko, peut-être sur autre chose. Comment savoir ? Michel ne semblait pas d’humeur à parler.

Et de l’autre côté de l’avion, Sax les observait tous les deux, avec son regard d’oiseau.

Ils se laissèrent tomber du ciel parallèlement au grand mur nord des Alpes et se posèrent sur une piste, au milieu de la verdure. On les escorta dans un bâtiment anonyme, comme ceux de Mars ; ils descendirent un escalier et prirent un train qui glissa avec un bruit métallique vers le haut, puis hors du bâtiment et à travers les champs verts. Une heure plus tard, ils étaient à Berne.

Les rues de Berne étaient pleines de diplomates et de journalistes qui arboraient un badge d’identification sur la poitrine et voulaient tous leur parler. La ville était petite, primitive, solide comme le roc. Chaque chose respirait le pouvoir. Les étroites rues pavées étaient bordées par des bâtiments de pierre aux lourdes arcades, tout avait la stabilité des montagnes. L’Aare qui serpentait rapidement au milieu enserrait la majeure partie de la ville dans une de ses boucles. La plupart des gens qui peuplaient ce quartier étaient des Européens : des Blancs à l’air méticuleux, moins petits que la plupart des Terriens, grouillant dans tous les sens, absorbés dans leurs discussions, agglutinés autour des Martiens et de leurs accompagnateurs qui portaient maintenant l’uniforme bleu de la police militaire suisse.

Nirgal, Sax, Michel et Maya étaient logés dans le quartier général de Praxis, un petit bâtiment de pierre situé le long de l’Aare. Nirgal s’étonna de voir des maisons construites si près de l’eau ; que le fleuve monte ne serait-ce que de deux mètres et c’était la catastrophe, mais apparemment ces Suisses s’en fichaient. Le cours de la rivière devait être étroitement canalisé, bien qu’elle jaillisse d’une des chaînes de montagnes les plus escarpées que Nirgal ait jamais vues. C’était du terraforming. Pas étonnant que les Suisses s’en soient si bien sortis sur Mars.

Le bâtiment de Praxis n’était qu’à quelques rues de la vieille ville. La Cour mondiale et le gouvernement fédéral suisse occupaient des bâtiments dispersés au milieu de la péninsule.

Tous les matins, ils prenaient donc à pied la rue principale, pavée, la Kramgasse, incroyablement propre, nue et déserte comparée aux rues de Port of Spain. Ils passaient sous l’horloge médiévale, avec son cadran ornementé et ses automates pareils à un diagramme alchimique de Michel qui se serait mué en un objet à trois dimensions, puis ils entraient dans les bureaux de la Cour mondiale où ils s’entretenaient avec des groupes successifs de la situation sur Mars et sur Terre : des officiels des Nations Unies, des représentants du gouvernement national, des patrons de métanationales, des organisations humanitaires, des groupes médiatiques. Tout le monde voulait savoir ce qui se passait sur Mars et ce qu’ils pensaient de la situation sur Terre ; connaître les intentions de Mars et quelle aide Mars pouvait apporter à la Terre. Nirgal trouvait la plupart des gens qu’on lui présentait d’un commerce agréable : ils semblaient comprendre les situations respectives des deux mondes, ils n’étaient pas absurdement persuadés que Mars allait « sauver la Terre » ; ils ne paraissaient pas s’attendre à reprendre un jour le contrôle de Mars, où à voir revenir le règne des métanationales, comme avant l’inondation.

Maya était pourtant sûre que tout le monde n’était pas animé de la même bienveillance à leur égard. Elle leur fit remarquer le nombre de fois où leurs interlocuteurs faisaient preuve de ce qu’elle appelait un « terracentrisme » indécrottable. Rien ne comptait pour eux en dehors des affaires terrestres. Mars était intéressante par bien des côtés, mais pas vraiment importante. À partir du moment où elle lui eut signalé cette attitude, Nirgal en repéra un nombre incalculable de manifestations. À vrai dire, il trouva ça réconfortant. Les Martiens avaient une attitude identique. Les indigènes étaient forcément aréocentriques, et c’était logique, c’était une sorte de réalisme.

En fait, les Terriens qu’il commençait à trouver les plus troublants étaient précisément ceux qui témoignaient le plus vif intérêt pour Mars : certains dirigeants de métanats qui avaient lourdement investi dans le terraforming de Mars, les représentants de pays surpeuplés, qui seraient sans doute très heureux de pouvoir leur envoyer un grand nombre de ressortissants. Il assista donc à des réunions avec des gens de l’Armscor, de Subarashii, de la Chine, d’Indonésie, d’Ammex, de l’Inde, du Japon et du conseil des métanats japonaises. Il les écouta attentivement et s’efforça de poser des questions et d’éviter d’en dire trop long. Et il vit que certains de leurs plus solides alliés du moment, comme l’Inde et la Chine, risquaient de constituer un gros problème dans la nouvelle donne. Maya hocha la tête avec emphase lorsqu’il lui en fit l’observation.